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BERKELEY

les objets des sens, il n’en est point qui renferme pouvoir et activité, et qu’il en est par conséquent de même des corps quelconques qu’elles supposent exister hors de l’esprit, à la ressemblance des objets immédiats des sens. On suppose donc une multitude innombrable d’êtres créés que l’on reconnaît incapables de produire un effet quel qu’il soit dans la nature, et qui se trouveraient ainsi donnés sans utilité et sans but, puisque Dieu aurait pu aussi bien faire toutes choses sans eux. Dussions-nous accorder que cela est possible, la supposition n’en serait pas moins parfaitement inconcevable et extravagante.

54. Huitièmement, quelques-uns peuvent regarder l’accord et le consentement universel des hommes comme un argument invincible en faveur de la Matière et de l’existence des choses externes. Devons-nous supposer que le monde entier se trompe ? Et s’il en est ainsi, quelle cause assigner à une erreur à ce point répandue et prédominante ? En premier lieu, je réponds qu’à y bien regarder, on ne trouvera peut-être pas tant de gens qu’on l’imagine qui croient réellement à l’existence de la Matière ou des choses hors de l’esprit. Croire ce qui implique contradiction, ou ce qui n’enferme aucun sens, c’est chose, à strictement parler, impossible. Et quant à savoir si tel n’est pas le cas pour les expressions ci-dessus, je m’en rapporte à l’examen impartial du lecteur. En un sens, il est vrai, on peut dire que les hommes croient que la Matière existe ; c’est-à-dire qu’ils agissent comme si la cause immédiate de leurs sensations, qui à tous moments les affecte et leur est si bien présentée, était quelque être insensible et non pensant. Mais qu’ils aient la compréhension nette d’une signification marquée par ces paroles et s’en forment une opinion spéculative définie, voilà ce que je ne saurais concevoir. Ce n’est pas le seul cas où les hommes s’en imposent à eux-mêmes en s’imaginant qu’ils croient à des propositions fréquemment énoncées devant eux, quoiqu’elles n’aient au fond aucune signification.

55. Mais en second lieu, quand même nous accorderions que jamais notion n’a été si universellement et solidement établie, ce ne serait qu’un faible argument en faveur de sa vérité, pour qui songe aux innombrables préjugés, aux opinions fausses qui ont été embrassées partout avec une extrême