Page:Berkeley - Les Principes de la connaissance humaine, trad. Renouvier.djvu/71

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
49
LES PRINCIPES DE LA CONNAISSANCE HUMAINE

ténacité par la partie de l’humanité la moins capable de réflexion (et de beaucoup la plus nombreuse). Il fut un temps où les antipodes et le mouvement de la Terre passaient pour des absurdités monstrueuses, au jugement même des savants ; et si nous considérons la faible proportion des gens instruits au reste des hommes, nous trouverons que ces vérités n’ont pas encore pris un grand pied dans le monde.

56. Mais on nous demande d’assigner la cause de ce préjugé, d’expliquer comment il se fait qu’il règne dans le monde. À ceci je réponds que les hommes savent qu’ils perçoivent des idées dont ils ne sont point les auteurs, attendu qu’elles ne sont pas excitées en eux du dedans et ne dépendent pas de l’opération de leur volonté. C’est cela qui leur fait croire que ces idées ou objets de perception ont une existence indépendante de l’esprit et hors de l’esprit, sans songer un instant que ces mots impliquent contradiction. Viennent les philosophes, qui voient parfaitement que les objets immédiats de la perception n’existent pas hors de l’esprit ; ils corrigent donc, jusqu’à un certain point, la méprise du vulgaire, mais c’est pour tomber aussitôt dans une autre non moins absurde. Ils prétendent qu’il y a de certains objets réellement existants hors de l’esprit, ou qui subsistent, distincts de leur qualité d’être perçus, desquels nos idées ne sont que des images ou ressemblances qu’ils impriment dans l’esprit. Et cette doctrine des philosophes doit son origine à la même cause que la première. Ils ont, en effet, conscience de n’être pas les auteurs de leurs sensations, ils les connaissent évidemment comme imprimées du dehors, et devant dès lors avoir quelque cause distincte des esprits dans lesquels elles sont imprimées.

57. Mais pourquoi supposent-ils que les idées sensibles sont excitées en nous par des choses dont elles sont les images, et ne préfèrent-ils recourir à l’Esprit (to Spirit) qui seul peut agir ? On peut s’expliquer cela, premièrement, par la raison qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’il y a contradiction, tant à supposer des choses semblables à nos idées et existantes au dehors, qu’à leur attribuer pouvoir et activité. En second lieu, l’Esprit suprême qui excite ces idées dans nos esprits n’est pas désigné et circonscrit, pour notre vue, par une certaine collection finie d’idées sensibles, comme les agents humains le sont par un volume, un arrangement de parties,