Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/129

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

carguées ; le vaisseau se relevant à demi, permit alors d’exécuter les manœuvres de détail et nous fûmes sauvés.

Le lendemain, nous arrivâmes à Livourne à l’aide d’une seule voile ; telle était la violence du vent. Quelques heures après notre installation à l’hôtel de l’Aquila nera, nos matelots vinrent en corps nous faire une visite, intéressée en apparence, mais qui n’avait pour but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions d’échapper. Ces pauvres diables qui gagnent à peine le morceau de morue sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne voulurent jamais accepter notre argent, et ce fut à grand’peine que nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d’un déjeuner improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie ; elle mérite d’être consignée.

Mes compagnons de voyage m’avaient confié, pendant la traversée, qu’ils accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d’éclater contre le duc de Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme ; ils croyaient toucher déjà au jour de l’affranchissement de leur patrie. Modène prise, la Toscane entière se soulèverait ; sans perdre de temps on marcherait sur Rome ; la France d’ailleurs ne manquerait pas de les aider dans leur noble entreprise, etc., etc. Hélas ! avant d’arriver à Florence, deux d’entre eux furent arrêtés par la police du grand duc et jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore ; pour les autres, j’ai appris plus tard qu’ils s’étaient distingués dans les rangs des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu’attachés au brave et malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé son sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté.

Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir être éternels, je m’occupai de mon départ pour Rome. Le moment était fort inopportun, et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me rendait encore plus difficile l’entrée des États pontificaux. On refusa de viser mon passe-port pour cette destination ; les pensionnaires de l’Académie étaient véhémentement soupçonnés d’avoir fomenté le mouvement insurrectionnel de la place Colonne, et l’on conçoit que le pape ne vît pas avec empressement s’accroître cette petite colonie de révolutionnaires. J’écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui, après d’énergiques réclamations, obtint du cardinal Bernetti l’autorisation dont j’avais besoin.

Par une singularité remarquable, j’étais parti seul de Paris ; je m’étais trouvé seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne ; je fus l’unique voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à s’acheminer vers Rome, et c’est dans cet isolement complet que j’y arrivai. Deux volumes de Mémoires sur l’impératrice Joséphine, que le hasard m’avait fait rencontrer chez un bouquiniste de Sienne, m’aidèrent à tuer le temps pendant que ma vieille berline