Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/140

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Voilà que j’aspire l’air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons : voilà la vie et la joie qui accourent à tire d’aile, et la musique qui m’embrasse, et l’avenir qui me sourit ; et je reste à Nice un mois entier à errer dans les bois d’orangers, à me plonger dans la mer, à dormir sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir, du haut de ce radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître silencieusement. Je vis entièrement seul, j’écris l’ouverture du Roi Lear, je chante, je crois en Dieu. Convalescence.

C’est ainsi que j’ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie. Ô Nizza !

Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible bonheur et m’obliger à y mettre terme.

J’avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers de la garnison piémontaise ; il m’arriva même un jour de faire avec eux une partie de billard ; cela suffit pour inspirer au chef de la police des soupçons graves sur mon compte.

« — Évidemment, ce jeune musicien français n’est pas venu à Nice pour assister aux représentations de Matilde di Sabran (le seul ouvrage qu’on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des journées entières dans les rochers de Villefranche... il attend un signal de quelque vaisseau révolutionnaire... il ne dîne pas à table d’hôte... pour éviter les insidieuses conversations des agents secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos régiments... il va entamer avec eux les négociations dont il est chargé au nom de la jeune Italie ; cela est clair, la conspiration est flagrante !»

Ô grand homme ! politique profond, tu es délirant, va !

Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.

— Que faites-vous ici, monsieur ?

— Je me rétablis d’une maladie cruelle ; je compose, je rêve, je remercie Dieu d’avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si verdoyantes.

— Vous n’êtes pas peintre ?

— Non, monsieur.

— Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant beaucoup ; seriez-vous occupé à lever des plans ?

— Oui je lève le plan d’une ouverture du Roi Lear, c’est-à-dire, j’ai levé ce plan, car le dessin et l’instrumentation en sont terminés ; je crois même que l’entrée en sera formidable !

— Comment l’entrée ? qu’est-ce que ce roi Lear ?

— Hélas ! monsieur, c’est un vieux bonhomme de roi d’Angleterre.

— D’Angleterre !

— Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles scélérates qu’il