Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/145

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la hache des réactions, fuit en Angleterre... La France lui est interdite... la France où luirent pour elle tant de glorieux jours... Mon esprit, remontant le cours du temps, me la représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du vaisseau qui l’amenait sur le vieux continent, simple fille de madame Beauharnais, plus tard, fille adoptive du maître de l’Europe, reine de Hollande, et enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine fugitive et sans États... Oh ! Beethoven !... où était la grande âme, l’esprit profond et homérique qui conçut la Symphonie héroïque, la Marche funèbre pour la mort d’un héros, et tant d’autres grandes et tristes poésies musicales qui élèvent l’âme en oppressant le cœur ? L’organiste avait tiré le registre des petites flûtes et folâtrait dans le haut du clavier en sifflottant de petits airs gais, comme font les roitelets quand, perchés sur le mur d’un jardin, ils s’ébattent aux pâles rayons d’un soleil d’hiver...

La fête del Corpus Domini (la Fête-Dieu) devait être célébrée prochainement à Rome ; j’en entendais constamment parler autour de moi, depuis quelques jours, comme d’une chose extraordinaire. Je m’empressai donc de m’acheminer vers la capitale des États pontificaux avec plusieurs Florentins que le même motif y attirait. Il ne fut question, pendant tout le voyage, que des merveilles qui allaient être offertes à notre admiration. Ces messieurs me déroulaient un tableau tout resplendissant de tiares, mitres, chasubles, croix brillantes, vêtements d’or, nuages d’encens, etc.

— Ma la musica ?

— Oh ! signore, lei sentirà un coro immenso ! Puis ils retombaient sur les nuages d’encens, les vêtements dorés, les brillantes croix, le tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en revient toujours à ses flûtes.

— La musica ? demandais-je encore, la musica di questa ceremonia ?

— Oh ! signore, lei sentirà un coro immenso !

— Allons, il paraît que ce sera... un chœur immense, après tout. Je pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le temple de Salomon ; mon imagination s’enflammant de plus en plus, j’allais jusqu’à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque de l’ancienne Égypte... Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu’un miracle continuel !... Sans elle, j’eusse peut-être été ravi de l’aigre et discordant fausset des castrati qui me firent entendre un insipide contre-point ; sans elle, je n’eusse point été surpris, sans doute, de ne pas trouver à la procession dei Corpus Domini, un essaim de jeunes vierges aux vêtements blancs, à la voix pure et fraîche, aux traits empreints de sentiments religieux, exhalant vers le ciel de pieux cantiques, harmonieux parfums de ces roses vivantes ; sans cette fatale imagination, ces deux groupes de clarinettes canardes, de trombones rugissants, de grosses caisses furibondes, de trompettes saltimbanques, ne m’eussent pas révolté par leur impie et brutale cacophonie. Il est vrai que, dans ce cas, il eût fallu aussi supprimer