Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/150

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que le jour baissait. Le paysan était parti ; j’étais seul dans Saint-Pierre... je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui m’entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous bûmes je ne sais combien de bouteilles d’orvieto, en disant des absurdités, fumant, et mangeant crus de petits oiseaux que nous avions achetés d’un chasseur.

Ces messieurs trouvaient ce mets sauvage très-bon, et je fus bientôt de leur avis, malgré le dégoût que j’en avais ressenti d’abord.

Nous rentrâmes à Rome, en chantant des chœurs de Weber qui nous rappelèrent des jouissances musicales auxquelles il ne fallait plus songer de longtemps... À minuit, j’allai au bal de l’Ambassadeur ; j’y vis une Anglaise, belle comme Diane, qu’on me dit avoir cinquante mille livres sterling de rentes, une voix superbe et un admirable talent sur le piano, ce qui me fit grand plaisir. La Providence est juste ; elle a soin de répartir également ses faveurs ! Je rencontrai d’horribles visages de vieilles, les yeux fixés sur une table d’écarté, flamboyants de cupidité. Sorcières de Macbeth ! ! ! Je vis minauder des coquettes ; on me montra deux gracieuses jeunes filles, faisant ce que les mères appellent leur entrée dans le monde ; délicates et précieuses fleurs que son souffle desséchant aura bientôt flétries ! J’en fus ravi. Trois amateurs discoururent devant moi sur l’enthousiasme, la poésie, la musique ; ils comparèrent ensemble Beethoven et M. Vaccaï, Shakespeare et M. Ducis ; me demandèrent si j’avais lu Gœthe, si Faust m’avait amusé ; que sais-je encore ? mille autres belles choses. Tout cela m’enchanta tellement que je quittai le salon en souhaitant qu’un aérolithe grand comme une montagne pût tomber sur le palais de l’Ambassade et l’écraser avec tout ce qu’il contenait.

En remontant l’escalier de la Trinita-del-monte, pour rentrer à l’Académie, il fallut dégaîner nos grands couteaux romains. Des malheureux étaient en embuscade sur la plate-forme pour demander aux passants la bourse ou la vie. Mais nous étions deux, et ils n’étaient que trois ; le craquement de nos couteaux, que nous ouvrîmes avec bruit, suffit pour les rendre momentanément à la vertu.

Souvent au retour de ces insipides réunions, où de plates cavatines, platement chantées au piano, n’avaient fait qu’exciter ma soif de musique et aigrir ma mauvaise humeur, le sommeil m’était impossible. Alors, je descendais au jardin, et, couvert d’un grand manteau à capuchon, assis sur un bloc de marbre, écoutant dans de noires et misanthropiques rêveries les cris des hiboux de la Villa-Borghèse, j’attendais le retour du soleil. Si mes camarades avaient connu ces veilles oisives à la belle étoile, ils n’auraient pas manqué de m’accuser de manière (c’est le terme consacré), et les charges de toute espèce ne se seraient pas fait attendre ; mais je ne m’en vantais pas.