Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/185

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la belle Mariucia[1], le tambour de basque à la main, et, bon gré, mal gré, il fallut danser la saltarello jusqu’à minuit.

C’est en quittant Subiaco, deux jours après, que j’eus la spirituelle idée de l’expérience qu’on va lire.

MM. Bennet et Klinskporn, mes deux compagnons suédois, marchaient très-vite, et leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir d’eux de s’arrêter de temps en temps, ni de ralentir le pas, je les laissai prendre le devant et m’étendis tranquillement à l’ombre, quitte à faire ensuite comme le lièvre de la fable pour les rattraper. Ils étaient déjà fort loin, quand je me demandai en me relevant : Serais-je capable de courir sans m’arrêter, d’ici à Tivoli (c’était bien un trajet de six lieues) ? Essayons !... Et me voilà courant comme s’il se fût agi d’atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les Suédois, je les dépasse ; je traverse un village, deux villages, poursuivi par les aboiements de tous les chiens, faisant fuir en grognant les porcs pleins d’épouvante, mais suivi du regard bienveillant des habitants persuadés que je venais de faire un malheur[2].

Bientôt, une douleur vive dans l’articulation du genou vint me rendre impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et la traîner en sautant sur la gauche. C’était diabolique, mais je tins bon et je parvins à Tivoli sans avoir interrompu un instant cette course absurde. J’aurais mérité de mourir en arrivant d’une rupture du cœur. Il n’en résulta rien. Il faut croire que j’ai le cœur dur.

Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après moi, ils me trouvèrent endormi ; me voyant ensuite, au réveil, parfaitement sain de corps et d’esprit (et je leur pardonne bien sincèrement d’avoir eu des doutes à cet égard), ils me prièrent d’être leur cicérone dans l’examen qu’ils avaient à faire des curiosités locales. En conséquence, nous allâmes visiter le joli petit temple de Vesta, qui a plutôt l’air d’un temple de l’Amour ; la grande cascade, les cascatelles, la grotte de Neptune ; il fallut admirer l’immense stalactite de cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison d’Horace, sa célèbre villa de Tibur. Je laissai ces messieurs se reposer une heure sous les oliviers qui croissent au-dessus de la demeure du poëte, pour gravir seul la montagne voisine et couper à son sommet un jeune myrte. À cet égard je suis comme les chèvres, impossible de résister à mon humeur grimpante auprès d’un monticule verdoyant. Puis, comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous ouvrir la villa Mecena ; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse maintenant un bras de l’Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons, où retentit, sur d’énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux monstrueux.

  1. Aujourd’hui madame Flacheron.
  2. Assassiner quelqu’un.