Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/187

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romains, d’une sorte de manteau à capuchon dans le genre de celui que les peintres donnent à Pétrarque, j’accompagne les charretées de morts à l’église Transtévérine dont le large caveau les reçoit béant. On lève une pierre de la cour intérieure, et les cadavres, suspendus à un crochet de fer sont mollement déposés sur les dalles de ce palais de la putréfaction. Quelques crânes seulement ayant été ouverts par les médecins, curieux de savoir pourquoi les malades n’avaient pas voulu guérir, et les cerveaux s’étant répandus dans le char funèbre, l’homme qui remplace à Rome le fossoyeur des autres nations, prend alors avec une truelle ces débris de l’organe pensant et les lance fort dextrement au fond du gouffre. Le Gravedigger de Shakespeare, ce maçon de l’éternité, n’avait pourtant pas songé à se servir de la truelle ni à mettre en œuvre ce mortier humain.

Un architecte de l’Académie, Garrez, fait un dessin représentant cette gracieuse scène où je figure encapuchonné. Le spleen redouble.

Bézard le peintre, Gibert le paysagiste, Delanoie l’architecte, et moi, nous formons une société appelée les quatre, qui se propose d’élaborer et de compléter le grand système philosophique dont j’avais, six mois auparavant, jeté les premières bases, et qui avait pour titre : Système de l’Indifférence absolue en matière universelle. Doctrine transcendante qui tend à donner à l’homme la perfection et la sensibilité d’un bloc de pierre. Notre système ne prend pas. On nous objecte : la douleur et le plaisir, les sentiments et les sensations ! on nous traite de fous. Nous avons beau répondre avec une admirable indifférence :

« — Ces messieurs disent que nous sommes fous ! qu’est-ce que cela te fait, Bézard ?... qu’en penses-tu, Gibert ?... qu’en dis-tu, Delanoie ?...

— Cela ne fait rien à personne.

— Je dis que ces messieurs nous traitent de fous.

— Il paraît que ces messieurs nous traitent de fous.»

On nous rit au nez. Les grands philosophes ont toujours ainsi été méconnus.

Une nuit, je pars pour la chasse avec Debay, le statuaire. Nous appelons le gardien de la porte du Peuple, qui, grâce aux ordonnances du pape en faveur des chasseurs, est contraint de se lever et de nous ouvrir, après l’exhibition de notre port d’armes. Nous marchons jusqu’à deux heures du matin. Un certain mouvement dans les herbes voisines de la route nous fait croire à la présence d’un lièvre ; deux coups de fusil partent à la fois... Il est mort... c’est un confrère, un émule, un chasseur qui rend à Dieu son âme et son sang à la terre... c’est un malheureux chat qui guettait une couvée de cailles. Le sommeil vient, irrésistible. Nous dormons quelques heures dans un champ. Nous nous séparons. Arrive une pluie battante ; je trouve dans une gorge de la plaine un petit bois de chêne, où je vais inutilement chercher un abri. J’y tue un porc-épic dont j’emporte en trophée quelques beaux piquants. Mais voici un village solitaire ; à l’exception