Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/191

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dans le dôme et qui faisait partie du cortège, voyant que j’observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s’approcha de moi et me dit en espèce de français :

« — Volé-vous intrer ?

— Oui, comment faire ?

— Donnez-moi tré paoli.»

Je lui glisse dans la main les trois pièces d’argent qu’il me demandait ; il va s’entretenir un instant avec la concierge de la salle funèbre, et je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés coulaient à flots sur ses épaules, grands yeux bleus demi-clos, petite bouche, triste sourire, cou d’albâtre, air noble et candide... jeune !... jeune !... morte !... L’Italien toujours souriant, s’exclama : «È bella !» Et, pour me faire mieux admirer ses traits, me soulevant la tête de la pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui semblaient s’obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur le bois. La salle retentit du choc... je crus que ma poitrine se brisait à cette impie et brutale résonnance... N’y tenant plus, je me jette à genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre de baisers expiatoires, en proie à l’une des angoisses de cœur les plus intenses que j’aie ressenties de ma vie. Le Florentin riait toujours...

Mais je vins tout à coup à penser ceci : que dirait le mari, s’il pouvait voir la chaste main qui lui fut si chère, froide tout à l’heure, attiédie maintenant par les baisers d’un jeune homme inconnu ? dans son épouvante indignée, n’aurait-il pas lieu de croire que je suis l’amant clandestin de sa femme, qui vient, plus aimant et plus fidèle que lui, exhaler sur ce corps adoré un désespoir shakespearien ? Désabusez donc ce malheureux !... Mais n’a-t-il pas mérité de subir l’incommensurable torture d’une erreur pareille ?... Lymphatique époux ! laisse-t-on arracher de ses bras vivants la morte qu’on aime !...

Addio ! addio ! bella sposa abbandonata ! ombra dolente ! adesso, forse, consolata ! perdona ad un straniero le pie lagrime sulla pallida mano. Almen colui non ignora l’amore ostinato ne la religione della beltà.

Et je sortis tout bouleversé.

Ah ça ! mais, voici bien des histoires cadavéreuses ! les belles dames qui me liront, s’il en est qui me lisent, ont le droit de demander si c’est pour les tourmenter que je m’entête à leur mettre ainsi de hideuses images sous les yeux. Mon Dieu non ! je n’ai pas la moindre envie de les troubler de cette façon, ni de reproduire l’ironique apostrophe d’Hamlet. Je n’ai pas même de goût très-prononcé pour la mort ; j’aime mille fois mieux la vie. Je raconte une partie