Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/198

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nouvelles ? — Comment, monsieur, mais... elle est à Paris, elle logeait même ici il y a peu de jours ; elle n’est sortie qu’avant-hier de l’appartement que vous occupez maintenant, pour aller s’installer rue de Rivoli. Elle est directrice d’un théâtre anglais qui commence ses représentations la semaine prochaine.» Je demeurai muet et palpitant à la nouvelle de cet incroyable hasard et de ce concours de circonstances fatales. Je vis bien alors qu’il n’y avait plus pour moi de lutte possible. Depuis plus de deux ans, j’étais sans nouvelles de la fair Ophelia, je ne savais si elle était en Angleterre, ou en Écosse, ou en Amérique ; et j’arrivais d’Italie au moment même où, de retour de ses voyages dans le nord de l’Europe, elle reparaissait à Paris. Et nous avions failli nous rencontrer dans la même maison, et j’occupais un appartement qu’elle avait quitté la veille.

Un partisan de la doctrine des influences magnétiques, des affinités secrètes, des entraînements mystérieux du cœur, établirait là-dessus bien des raisonnements en faveur de son système. Je me bornai à celui-ci : Je suis venu à Paris pour faire entendre mon nouvel ouvrage (le Monodrame) ; si, avant de donner mon concert je vais au théâtre anglais, si je la revois, je retombe infailliblement dans le delirium tremens, toute liberté d’esprit m’est de nouveau enlevée, et je deviens incapable des soins et des efforts nécessaires à mon entreprise musicale. Donnons donc le concert d’abord, après quoi qu’Hamlet ou Roméo me ramènent Ophélie ou Juliette, je la reverrai, dussé-je en mourir. Je m’abandonne à la fatalité qui semble me poursuivre ; je ne lutte plus.

En conséquence, les noms shakespeariens eurent beau étaler chaque jour sur les murs de Paris leurs charmes terribles, je résistai à la séduction et le concert s’organisa.

Le programme se composait de ma Symphonie fantastique suivie de Lélio ou Le retour à la vie, monodrame qui est le complément de cette œuvre, et forme la seconde partie de l’Épisode de la vie d’un artiste. Le sujet du drame musical n’est autre, on le sait, que l’histoire de mon amour pour miss Smithson, de mes angoisses, de mes rêves douloureux..... Admirez maintenant la série de hasards incroyables qui va se dérouler.

Deux jours avant celui où devait avoir lieu au Conservatoire ce concert qui, dans ma pensée, était un adieu à l’art et à la vie, me trouvant dans le magasin de musique de Schlesinger, un Anglais y entra et en ressortit presque aussitôt. «Quel est cet homme, dis-je à Schlesinger ? (singulière curiosité que rien ne motivait.) — C’est M. Schutter, l’un des rédacteurs du Galignani’s Messenger ? Oh ! une idée ! dit Schlesinger en se frappant le front. Donnez-moi une loge, Schutter connaît miss Smithson, je le prierai de lui porter vos billets et de l’engager à assister à votre concert.» Cette proposition me fit frémir de la tête aux pieds, mais je n’eus pas le courage de la repousser et je donnai la loge. Schlesinger courut après M. Schutter, le retrouva, lui expliqua sans doute l’intérêt exceptionnel