Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/231

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Je sais assez d’italien pour comprendre une pareille lettre, pourtant l’inattendu de son contenu me causa une telle surprise que mes idées se brouillèrent et que le sens m’en échappa complètement. Mais un billet adressé à M. de Rothschild y était enfermé, et sans penser commettre une indiscrétion, je l’ouvris précipitamment. Il y avait ce peu de mots français :

Monsieur le baron,

Je vous prie de vouloir bien remettre à M. Berlioz les vingt mille francs que j’ai déposés chez vous hier.

Recevez, etc.

Paganini.

Alors seulement la lumière se fit, et il paraît que je devins fort pâle, car ma femme entrant en ce moment et me trouvant avec une lettre à la main et le visage défait, s’écria : «Allons ! qu’y a-t-il encore ? quelque nouveau malheur ? Il faut du courage ! Nous en avons supporté d’autres ! — Non, non, au contraire ! — Quoi donc ? — Paganini... — Eh bien ? — Il m’envoie... vingt mille francs !... — Louis ! Louis ! s’écrie Henriette éperdue courant chercher mon fils qui jouait dans le salon voisin, come here, come with your mother, viens remercier le bon Dieu de ce qu’il fait pour ton père !» Et ma femme et mon fils accourant ensemble, tombent prosternés auprès de mon lit, la mère priant, l’enfant étonné joignant à côté d’elle ses petites mains... Ô Paganini ! ! ! quelle scène !... que n’a-t-il pu la voir !

Mon premier mouvement, on le pense bien, fut de lui répondre, puisqu’il m’était impossible de sortir. Ma lettre m’a toujours paru si insuffisante, si au-dessous de ce que je ressentais, que je n’ose la reproduire ici. Il y a des situations et des sentiments qui écrasent...

Bientôt le bruit de la noble action de Paganini s’étant répandu dans Paris, mon appartement devint le rendez-vous d’une foule d’artistes qui se succédèrent pendant deux jours, avides de voir la fameuse lettre et d’obtenir par moi des détails sur une circonstance aussi extraordinaire. Tous me félicitaient ; l’un d’eux manifesta un certain dépit jaloux, non contre moi, mais contre Paganini. «Je ne suis pas riche, dit-il, sans quoi j’en eusse bien fait autant.» Celui-là, il est vrai, est un violoniste. C’est le seul exemple que je connaisse d’un mouvement d’envie honorable. Puis vinrent au dehors les commentaires, les dénégations, les fureurs de mes ennemis, leurs mensonges, les transports de