Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/261

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dictions de Lindpaintner, le roi et la cour étaient venus. Nonobstant cette défection de quelques pupitres, l’exécution fut, sinon puissante (c’était chose impossible) au moins intelligente, exacte et chaleureuse. Les morceaux de la Symphonie fantastique qui produisirent le plus d’effet furent l’adagio (la Scène aux champs,) et le finale (le Sabbat). L’ouverture fut chaudement accueillie ; quant à la Marche des pèlerins d’Harold, qui figurait aussi dans le programme, elle passa presque inaperçue. Il en a été de même encore dans une autre où j’avais eu l’imprudence de la faire entendre isolément ; tandis que partout où j’ai donné Harold en entier, ou au moins les trois premières parties de cette symphonie, la marche a été accueillie comme elle l’est à Paris, et souvent redemandée. Nouvelle preuve de la nécessité de ne pas morceler certaines compositions, et de ne les produire que dans leur jour et sous le point de vue qui leur est propre.

Faut-il vous dire maintenant qu’après le concert je reçus toutes sortes de félicitations de la part du roi, de M. le comte Neiperg et du prince Jérôme Bonaparte ? Pourquoi pas ? On sait que les princes sont en général d’une bienveillance extrême pour les artistes étrangers, et je ne manquerais réellement de modestie que si j’allais vous répéter ce que m’ont dit quelques-uns des musiciens le soir même et les jours suivants. D’ailleurs, pourquoi ne pas manquer de modestie ? Pour ne pas faire grogner quelques mauvais dogues à la chaîne, qui voudraient mordre quiconque passe en liberté devant leur chenil ? Cela vaut bien la peine d’aller employer de vieilles formules et jouer une comédie dont personne n’est dupe ! La vraie modestie consisterait, non-seulement à ne pas parler de soi, mais à ne pas en faire parler, à ne pas attirer sur soi l’attention publique, à ne rien dire, à ne rien écrire, à ne rien faire, à se cacher, à ne pas vivre. N’est-ce pas là une absurdité ?... Et puis j’ai pris le parti de tout avouer, heur et malheur ; j’ai commencé déjà dans ma précédente lettre, et je suis prêt à continuer dans celle-ci. Ainsi je crains fort que Lindpaintner, qui est un maître, et dont j’ambitionnais beaucoup le suffrage, approuvant dans tout cela l’ouverture seulement, n’ait profondément abominé la symphonie ; je parierais que Molique n’a rien approuvé. Quant au docteur Schilling, je suis sûr qu’il a tout trouvé exécrable, et qu’il a été bien honteux d’avoir fait les premières démarches pour produire à Stuttgard un brigand de mon espèce, véhémentement soupçonné d’avoir violé la musique, et qui, s’il parvient à lui inspirer sa passion de l’air libre et du vagabondage, fera de la chaste muse une sorte de bohémienne, moins Esmeralda qu’Héléna Mac Grégor, virago armée, dont les cheveux flottent au vent, dont la sombre tunique étincelle de brillants colifichets, qui bondit pieds nus sur les roches sauvages, qui rêve au bruit des vents et de la foudre, et dont le noir regard épouvante les femmes et trouble les hommes sans leur inspirer l’amour.