Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/266

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je n’ai pas même besoin de musique. Un grand salon, un grand piano, et je suis maître d’un grand auditoire. Je me présente, on m’applaudit ; ma mémoire s’éveille, d’éblouissantes fantaisies naissent sous mes doigts, d’enthousiastes acclamations leur répondent ; je chante l’Ave Maria de Schubert ou l’Adélaïde de Beethoven, et tous les cœurs de tendre vers moi, toutes les poitrines de retenir leur haleine... c’est un silence ému, une admiration concentrée et profonde.... Puis viennent les bombes lumineuses, le bouquet de ce grand feu d’artifice, et les cris du public, et les fleurs et les couronnes qui pleuvent autour du prêtre de l’harmonie frémissant sur son trépied ; et les jeunes belles qui, dans leur égarement sacré, baisent avec larmes le bord de son manteau ; et les hommages sincères obtenus des esprits sérieux, et les applaudissements fébriles arrachés à l’envie ; les grands fronts qui se penchent, les cœurs étroits surpris de s’épanouir...» Et le lendemain, quand le jeune inspiré a répandu ce qu’il voulait répandre de son intarissable passion, il part, il disparaît, laissant après soi un crépuscule éblouissant d’enthousiasme et de gloire... C’est un rêve !... C’est un de ces rêves d’or qu’on fait quand on se nomme Liszt ou Paganini.

Mais le compositeur qui tenterait, comme je l’ai fait, de voyager pour produire ses œuvres, à quelles fatigues, au contraire, à quel labeur ingrat et toujours renaissant ne doit-il pas s’attendre !... Sait-on ce que peut être pour lui la torture des répétitions ?... Il a d’abord à subir le froid regard de tous ces musiciens médiocrement charmés d’éprouver à son sujet un dérangement inattendu, d’être soumis à des études inaccoutumées. — «Que veut ce Français ? Que ne reste-t-il chez lui ?» Chacun néanmoins prend place à son pupitre ; mais au premier coup d’œil jeté sur l’ensemble de l’orchestre, l’auteur y reconnaît bien vite d’inquiétantes lacunes. Il en demande la raison au maître de chapelle : «La première clarinette est malade, le hautbois a une femme en couches, l’enfant du premier violon a le croup, les trombones sont à la parade ; ils ont oublié de demander une exemption de service militaire pour ce jour-là ; le timbalier s’est foulé le poignet, la harpe ne paraîtra pas à la répétition, parce qu’il lui faut du temps pour étudier sa partie, etc., etc.» On commence cependant, les notes sont lues, tant bien que mal, dans un mouvement plus lent du double que celui de l’auteur ; rien n’est affreux pour lui comme cet alanguissement du rhythme ! Peu à peu son instinct reprend le dessus, son sang échauffé l’entraîne, il précipite la mesure et revient malgré lui au mouvement du morceau ; alors le gâchis se déclare, un formidable charivari lui déchire les oreilles et le cœur ; il faut s’arrêter et reprendre le mouvement lent, et exercer fragments par fragments ces longues périodes dont, tant de fois auparavant, avec d’autres orchestres, il a guidé la course libre et rapide. Cela ne suffit pas encore ; malgré la lenteur du mouvement, des discordances étranges se font entendre dans certaines parties d’instruments à