Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/268

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empressement. Cette fois, fiat lux ! «Attention aux nuances ! Vous n’avez plus peur ? — Non ! donnez-nous le vrai mouvement ? — Via !» Et la lumière se fait, l’art apparaît, la pensée brille, l’œuvre est comprise ! Et l’orchestre se lève, applaudissant et saluant le compositeur ; le maître de chapelle vient le féliciter ; les curieux qui se tenaient cachés dans les coins obscurs de la salle, s’approchent, montent sur le théâtre et échangent avec les musiciens des exclamations de plaisir et d’étonnement, en regardant d’un œil surpris le maître étranger qu’ils avaient d’abord pris pour un fou ou un barbare. C’est maintenant qu’il aurait besoin de repos. Qu’il s’en garde bien, le malheureux ! C’est l’heure pour lui de redoubler de soins et d’attention. Il doit revenir avant le concert, pour surveiller la disposition des pupitres, inspecter les parties d’orchestre, et s’assurer qu’elles ne sont point mélangées. Il doit parcourir les rangs, un crayon rouge à la main, et marquer sur la musique des instruments à vent les désignations de tons usitées en Allemagne, au lieu de celles dont on se sert en France ; mettre partout : in C, in D, in Des, in Fis, au lieu de en ut, en ré, en ré bémol, en fa dièse. Il a à transposer pour le hautbois un solo de cor anglais, parce que cet instrument ne se trouve pas dans l’orchestre qu’il va diriger, et que l’exécutant hésite souvent à transposer lui-même. Il faut qu’il aille faire répéter isolément les chœurs et les chanteurs, s’ils ont manqué d’assurance. Mais le public arrive, l’heure sonne ; exténué, abîmé de fatigues de corps et d’esprit, le compositeur se présente au pupitre-chef, se soutenant à peine, incertain, éteint, dégoûté, jusqu’au moment où les applaudissements de l’auditoire, la verve des exécutants, l’amour qu’il a pour son œuvre le transforment tout à coup en machine électrique, d’où s’élancent invisibles, mais réelles, de foudroyantes irradiations. Et la compensation commence. Ah ! c’est alors, j’en conviens, que l’auteur-directeur vit d’une vie aux virtuoses inconnue ! Avec quelle joie furieuse il s’abandonne au bonheur de jouer de l’orchestre ! Comme il presse, comme il embrasse, comme il étreint cet immense et fougueux instrument ! L’attention multiple lui revient ; il a l’œil partout ; il indique d’un regard les entrées vocales et instrumentales, en haut, en bas, à droite, à gauche ; il jette avec son bras droit de terribles accords qui semblent éclater au loin comme d’harmonieux projectiles : puis il arrête, dans les points d’orgue, tout ce mouvement qu’il a communiqué ; il enchaîne toutes les attentions ; il suspend tous les bras, tous les souffles, écoute un instant le silence... et redonne plus ardente carrière au tourbillon qu’il a dompté.

Luctantes ventos tempestatesque sonoras Imperio premit, ac vinclis et carcere frenat.

Et dans les grands adagio, est-il heureux de se bercer mollement sur son