Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/319

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votre idée de faire jouer près du chevalet, en écrasant la corde, le fameux trémolo continu de l’oracle d’Alceste. Gluck ne l’a pas exprimée, il est vrai, mais il a dû l’avoir.

Sous le rapport du sentiment exquis de l’expression, je trouvais encore supérieure à tout le reste l’exécution des scènes du Jardin des plaisirs. C’était une sorte de langueur voluptueuse, de morbidesse fascinatrice, qui me transportait dans ce palais de l’amour rêvé par les deux poëtes (Gluck et Tasso), et semblait me le donner pour demeure enchantée. Je fermais les yeux, et en entendant cette divine gavotte avec sa mélodie si caressante, et le murmure doucement monotone de son harmonie, et ce chœur : Jamais dans ces beaux lieux, dont le bonheur s’épanche avec tant de grâce, je voyais autour de moi s’enlacer des bras charmants, se croiser d’adorables pieds, se dérouler d’odorantes chevelures, briller des yeux diamants, et rayonner mille enivrants sourires. La fleur du plaisir, mollement agitée par la brise mélodique s’épanouissait, et de sa corolle ravissante s’échappait un concert de sons, de couleurs et de parfums. Et c’est Gluck, le musicien terrible, qui chanta toutes les douleurs, qui fit rugir le Tartare, qui peignit la plage désolée de la Tauride et les sauvages mœurs de ses habitants, c’est lui qui sut ainsi reproduire en musique cette étrange idéalité de la volupté rêveuse, du calme dans l’amour !... Pourquoi non ? N’avait-il pas déjà auparavant ouvert les champs Élysées ?... N’est-ce pas lui qui trouva ce chœur immortel des ombres heureuses :

«Torna, o bella, al tuo consorte Che non vuol che più diviso Sia di te pietoso il ciel !»

Et n’est-ce pas d’ordinaire, comme l’a dit aussi notre grand poëte moderne, les forts qui sont les plus doux ?

Mais je m’aperçois que le plaisir de causer avec vous de toutes ces belles choses m’a entraîné trop loin, et que je ne pourrai pas encore aujourd’hui parler des institutions musicales non dramatiques florissant à Berlin. Elles seront donc le sujet d’une nouvelle lettre, et me serviront de prétexte pour ennuyer quelque autre que vous de mon infatigable verbiage.

Vous ne m’en voulez pas trop de celle-ci, n’est-ce pas ?

En tout cas, adieu !