Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/322

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trop aisément à la fatigue de cette posture, veuillent s’asseoir aussitôt que leur phrase est finie ; car dans une œuvre comme celle de Bach, où les deux chœurs dialoguant fréquemment sont en outre coupés à chaque instant par des solos récitants, il s’ensuit qu’il y a toujours quelque groupe qui se lève ou quelque autre qui s’assied, et à la longue cette succession de mouvements de bas en haut et de haut en bas finit par être assez ridicule ; elle ôte d’ailleurs à certaines entrées des chœurs tout leur imprévu, les yeux indiquant d’avance à l’oreille le point de la masse vocale d’où le son va partir. J’aimerais encore mieux laisser toujours assis les choristes, s’ils ne peuvent rester debout. Mais cette impossibilité est de celles qui disparaissent instantanément si le directeur sait bien dire : Je veux ou je ne veux pas.

Quoi qu’il en soit, l’exécution de ces masses vocales a été pour moi quelque chose d’imposant, le premier tutti des deux chœurs m’a coupé la respiration ; j’étais loin de m’attendre à la puissance de ce grand coup de vent harmonique. Il faut reconnaître cependant qu’on se blase sur cette belle sonorité beaucoup plus vite que sur celle de l’orchestre, les timbres des voix étant moins variés que ceux des instruments. Cela se conçoit, il n’y a guère que quatre voix de natures différentes, tandis que le nombre des instruments de diverses espèces s’élève à plus de trente.

Vous n’attendez pas de moi, je pense, mon cher Desmarest, une analyse de la grande œuvre de Bach, ce travail sortirait tout à fait des limites que j’ai dû m’imposer. D’ailleurs, le fragment qu’on en a exécuté au Conservatoire, il y a trois ans, peut être considéré comme le type du style et de la manière de l’auteur dans cet ouvrage. Les Allemands professent une admiration sans bornes pour ses récitatifs, et leur qualité éminente est précisément celle qui a dû m’échapper n’entendant pas la langue sur laquelle ils sont écrits, et ne pouvant en conséquence apprécier le mérite de l’expression.

Quand on vient de Paris et qu’on connaît nos mœurs musicales, il faut, pour y croire, être témoin de l’attention, du respect, de la piété avec lesquels un public allemand écoute une telle composition. Chacun suit des yeux les paroles sur le livret ; pas un mouvement dans l’auditoire, pas un murmure d’approbation ni de blâme, pas un applaudissement ; on est au prêche, on entend chanter l’Évangile, on assiste en silence non pas au concert, mais au service divin. Et c’est vraiment ainsi que cette musique doit être entendue. On adore Bach, et on croit en lui, sans supposer un instant que sa divinité puisse jamais être mise en question ; un hérétique ferait horreur, il est même défendu d’en parler. Bach, c’est Bach, comme Dieu c’est Dieu.

Quelques jours après l’exécution du chef-d’œuvre de Bach, l’Académie de chant annonça celle de la Mort de Jésus de Graun. Voilà encore une partition consacrée, un saint livre, mais dont les adorateurs se trouvent à Berlin