Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/36

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que cette mélodie ait jamais eu dans sa bouche un accent aussi vrai, une expression aussi touchante qu’en sortant de l’instrument de Vogt, et dramatisée par la mime célèbre.

Malgré de pareilles distractions, et tout en passant bien des heures, le soir, à réfléchir sur la triste contradiction établie entre mes études et mes penchants, je continuai quelque temps encore cette vie de tiraillements, sans grand profit pour mon instruction médicale, et sans pouvoir étendre le champ si borné de mes connaissances en musique. J’avais promis, je tenais ma parole. Mais, ayant appris que la bibliothèque du Conservatoire, avec ses innombrables partitions, était ouverte au public, je ne pus résister au désir d’y aller étudier les œuvres de Gluck, pour lesquelles j’avais déjà une passion instinctive, et qu’on ne représentait pas en ce moment à l’Opéra. Une fois admis dans ce sanctuaire, je n’en sortis plus. Ce fut le coup de grâce donné à la médecine. L’amphithéâtre fut décidément abandonné.

L’absorption de ma pensée par la musique fut telle que je négligeai même, malgré toute mon admiration pour Gay-Lussac et l’intérêt puissant d’une pareille étude, le cours d’électricité expérimentale, que j’avais commencé avec lui. Je lus et relus les partitions de Gluck, je les copiai, je les appris par cœur ; elles me firent perdre le sommeil, oublier le boire et le manger ; j’en délirai. Et le jour où, après une anxieuse attente, il me fut enfin permis d’entendre Iphigénie en Tauride, je jurai, en sortant de l’Opéra, que, malgré père, mère, oncles, tantes, grands parents et amis, je serais musicien. J’osai même, sans plus tarder, écrire à mon père pour lui faire connaître tout ce que ma vocation avait d’impérieux et d’irrésistible, en le conjurant de ne pas la contrarier inutilement. Il répondit par des raisonnements affectueux, dont la conclusion était que je ne pouvais pas tarder à sentir la folie de ma détermination et à quitter la poursuite d’une chimère pour revenir à une carrière honorable et toute tracée. Mais mon père s’abusait. Bien loin de me rallier à sa manière de voir, je m’obstinai dans la mienne, et dès ce moment une correspondance régulière s’établit entre nous, de plus en plus sévère et menaçante du côté de mon père, toujours plus passionnée du mien et animée enfin d’un emportement qui allait jusques à la fureur.