Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/389

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la musique est un art de mode) fut saisi d’un tel enthousiasme qu’il demeura sept jours et sept nuits, sans dormir, ni boire ni manger. Il formula aussitôt sa sublime doctrine, la répandit sans peine en en chantant les préceptes sur l’air de Li-Pô, et moralisa ainsi toute la Chine avec une guitare à cinq cordes, ornée d’ivoire.» Voyez mon malheur ; ma guitare a non-seulement cinq cordes, comme celle de Confucius, mais même six bien souvent, et je n’ai pas encore, je vous le répète, la moindre réputation de moraliste. Ah ! si elle eût été ornée d’ivoire, que de bienfaits n’eussé-je pas répandus ! que d’erreurs dissipées, que de vérités inculquées, quelle belle religion fondée, et comme nous serions tous heureux à l’heure qu’il est ! Cependant, non, il n’est pas possible qu’un filet d’ivoire de moins ait pu seul amener d’aussi grands malheurs ! Il a dû y contribuer, et beaucoup, je n’en doute pas ; mais ces calamités ont encore une autre cause hors de l’atteinte de ma pénétration, et plus digne, sans doute, que les questions relatives aux Bohêmes et à la septième de dominante, d’une série d’existences humaines employées à la découvrir.

Quoi qu’il en soit, revenons à la musique européenne moderne ; elle n’empêche personne de boire, de manger, ni de dormir, comme l’ancienne mélopée chinoise, néanmoins elle a son prix. C’est-à-dire, entendons-nous, elle n’empêche ni de boire, ni de manger, c’est vrai, mais j’ai souvent entendu dire, pourtant, par d’excellents musiciens que, dans la pratique de leur art, il n’y avait pas de l’eau à boire, et que tel ou tel compositeur ou instrumentiste célèbre mourait de faim. Quant à empêcher de dormir, les plus anciennes compositions de nos anciens maîtres n’ont évidemment jamais eu à ce mérite la moindre prétention. Maintenant il s’agit d’exprimer mon opinion sur les institutions musicales de Prague et sur le goût et l’intelligence de ses habitants. Il faudrait avoir habité plus longtemps que je ne l’ai fait cette belle capitale, pour la connaître à fond sous ce rapport ; cependant je vais tâcher de recueillir mes souvenirs, et dire seulement ce qui m’a semblé vrai. Je vous parlerai donc :

De son théâtre, de la troupe chantante, de l’orchestre et des chœurs que j’y ai entendus ;

De son Conservatoire, du compositeur habile qui le dirige, des professeurs et des élèves qu’il m’a été permis d’y connaître ;

De l’Académie de chant ;

De la maîtrise ou du service religieux de la cathédrale ;

Des bandes militaires ;

Des virtuoses et compositeurs indépendants des établissements précités ;

Et enfin du public.

Le théâtre, quand je le vis (en 1845), me parut obscur, petit, malpropre et d’une très-mauvaise sonorité. Il a été restauré depuis lors, je le sais, et son nouveau directeur, M. Hoffmann, fait de louables efforts pour y ramener un état