Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/407

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que M. Tomaschek avait imité l’allure paisible d’un bidet de curé ; mais un critique plus intelligent et plus capable que son voisin de juger de la philosophie des choses d’art, mit à néant cette ironie, et répondit avec beaucoup de bon sens : «C’est précisément parce que Schubert a fait courir si rudement ce malheureux cheval qu’il est devenu fourbu, et qu’on se voit forcé maintenant de le mener au pas !» M. Tomaschek écrit depuis trente ans au moins ; le catalogue de ses productions doit en conséquence être formidable.

Il me reste à citer une aimable virtuose dont le talent trop rare en Allemagne, m’a été personnellement d’un grand secours. Il s’agit de mademoiselle Claudius, harpiste de première force, excellente musicienne et la meilleure élève de Parish-Alvars. Mademoiselle Claudius, possède en outre une voix remarquable et chante souvent avec un brillant succès des solos à l’Académie de chant dont elle fait partie.

Que vous dirai-je du public ?... On rapporte que Louis XIV, voulant complimenter Boileau au sujet de ses vers sur le passage du Rhin, lui dit : «Je vous louerais beaucoup si vous ne m’aviez pas tant loué.» Je suis dans le même embarras que le grand roi ; je ferais un bel éloge de la sagacité, de la rapidité de conception et de la sensibilité du public de Prague, s’il ne m’avait pas si bien traité. Je puis dire cependant, car c’est de notoriété publique, que les Bohêmes sont, en général, les meilleurs musiciens de l’Europe et que l’amour sincère et le vif sentiment de la musique sont répandus chez eux dans toutes les classes de la société. Il est venu, non-seulement des gens du peuple de Prague, mais même des paysans, au concert que j’ai donné au théâtre, la modicité des prix de certaines places les leur rendant accessibles ; et, par les exclamations d’une naïveté singulière qui leur échappaient au moment des effets les plus inattendus, j’ai pu juger de l’intérêt que ces auditeurs prenaient à mes tentatives musicales, et que leur mémoire bien meublée leur permettait d’établir des comparaisons entre le connu et l’inconnu, l’ancien et le nouveau, bon ou mauvais. Vous n’exigerez pas, mon cher ami, que je fasse ici un exposé de mes opinions sur le public en général ; un livre ne suffirait pas à l’étude approfondie de cet être multiple, juste ou injuste, raisonnable ou capricieux, naïf ou malicieux, enthousiaste ou moqueur, si facile à entraîner et si rebelle parfois, qu’on nomme le public. Et un livre, d’ailleurs, fût-il consacré tout entier à chercher la solution du problème, on ne serait pas plus avancé, très-probablement, à la dernière page qu’à la première. Voltaire lui-même y a perdu son ironie ; et après avoir demandé combien il faut de sots pour faire un public, il a fini sa carrière en se laissant couronner par ces même sots au Théâtre-Français, et par se trouver prodigieusement heureux de leurs suffrages. Ainsi donc brisons là, et laissons le public être ce qu’il est, une mer toujours plus ou moins agitée, mais dont les artistes doivent redouter le calme plat mille fois plus que les tempêtes.