Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/414

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chez lui, aussi peu soucieux de ma nouvelle partition que si j’eusse été le plus obscur élève du Conservatoire ; et il n’y eut pas plus de monde à l’Opéra-Comique à ces deux exécutions, que si l’on y eût représenté le plus mesquin des opéras de son répertoire.

Rien dans ma carrière d’artiste ne m’a plus profondément blessé que cette indifférence inattendue. La découverte fut cruelle, mais utile au moins, en ce sens que j’en profitai, et que, depuis lors, il ne m’est pas arrivé d’aventurer vingt francs sur la foi de l’amour du public parisien pour ma musique. J’espère bien que cela ne m’arrivera pas non plus à l’avenir[1], dussé-je vivre encore cent ans. J’étais ruiné ; je devais une somme considérable, que je n’avais pas. Après deux jours d’inexprimables souffrances morales, j’entrevis le moyen de sortir d’embarras par un voyage en Russie. Mais pour l’entreprendre, encore fallait-il de l’argent ; il m’en fallait d’autant plus que je ne voulais pas, en quittant Paris, y laisser la moindre dette. Alors de cette difficile circonstance surgirent pour moi de bien douces consolations, que la cordialité de mes amis vint m’apporter. Dès qu’on sut que j’étais obligé d’aller à Saint-Pétersbourg pour tâcher de réparer les pertes que mon dernier ouvrage m’avait fait éprouver à Paris, de toutes parts je reçus des offres de service. M. Bertin me fit avancer mille francs par la caisse du Journal des Débats ; parmi mes amis, les uns me prêtèrent cinq cents francs, d’autres six ou sept cents ; un jeune Allemand, M. Friedland, que j’avais connu à Prague, à mon dernier voyage en Bohême, m’avança douze cents francs ; Sax, malgré ses propres embarras, en fit autant ; enfin le libraire Hetzel, qui depuis a joué un rôle très-honorable dans le gouvernement républicain, et qui n’était alors pour moi qu’une simple connaissance, me rencontrant par hasard dans un café, me dit :

« — Vous allez en Russie ?

— Oui...

— C’est un voyage fort dispendieux, surtout en hiver ; si vous avez besoin d’un billet de mille francs, permettez-moi de vous l’offrir !...»

J’acceptai aussi franchement que l’excellent Hetzel m’offrait, et je pus ainsi faire face à tout, et fixer le jour de mon départ.

Je crois avoir déjà fait cette remarque, mais je ne crains pas de la reproduire, que si j’ai rencontré bien des gredins et bien des drôles dans ma vie, j’ai été singulièrement favorisé en sens contraire, et que peu d’artistes ont trouvé autant que moi de bons cœurs et de généreux dévouements.

  1. Je n’y ai pas tenu ; après avoir écrit l’Enfance du Christ, je n’ai pas su résister à la tentation de faire entendre à Paris cet ouvrage, dont le succès a été spontané, très-grand et même calomnieux pour mes compositions antérieures. J’ai ainsi donné, dans la salle de Herz, plusieurs concerts qui, au lieu de me ruiner, comme firent les exécutions de Faust m’ont rapporté quelques milliers de francs (1858).