Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/421

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Et je sortis du salon plein de reconnaissance pour toutes ces gracieusetés impériales.

Après le chœur des Sylphes, l’émotion du public fut vraiment portée à l’extrême ; on ne s’attendait pas à ce genre de musique fine, aérienne, et si douce qu’il faut prêter l’oreille pour l’entendre. Ce fut, je l’avoue, un instant enivrant pour moi. J’étais un peu inquiet au sujet de ma bande militaire, ne la voyant pas arriver pour l’apothéose qui terminait le concert.

Je craignais qu’en entrant à l’orchestre au milieu d’un morceau, elle ne produisît quelque tumulte capable d’en compromettre l’effet. J’avais compté sans la discipline... en me retournant après le scherzo de la Fée Mab qui, certes, a besoin d’un profond silence pour être entendu, j’aperçus, rangés debout, leur instrument à la main, mes soixante musiciens à leur poste. Ils s’étaient introduits et placés sans que personne les eût remarqués. À la bonne heure !...

Enfin le concert terminé, les embrassades essuyées, une bouteille de bière bue, je m’avisai de demander le résultat financier de l’expérience : Dix-huit mille francs. Le concert en coûtait six mille, il me restait douze mille francs de bénéfice net.

J’étais sauvé !

Je me tournai alors machinalement vers le sud-ouest, et ne pus m’empêcher, en regardant du côté de la France, de murmurer ces mots : «Ah ! chers Parisiens !»

Dix jours après je donnai un second concert avec les mêmes résultats ; j’étais riche. Puis je partis pour Moscou, où m’attendaient des difficultés matérielles assez étranges, des musiciens du troisième ordre, des choristes fabuleux, mais un public d’une ardeur et d’une impressionnabilité au moins égales à la chaleur du public de Saint-Pétersbourg, et en somme un bénéfice de huit mille francs. Je me tournai encore vers le sud-ouest après ce concert, je pensai encore à mes compatriotes blasés et indifférents, et je dis une seconde fois : «Ah ! chers Parisiens !» Heureusement ce ne fut pas la dernière. À Londres depuis lors, j’ai pu souvent aussi me tourner vers le sud-est...

Aux yeux de beaucoup de gens, un musicien est un homme qui joue de quelque instrument. Il ne leur est jamais venu en tête qu’il y eût des musiciens compositeurs, et surtout des compositeurs donnant des concerts pour faire connaître leurs œuvres. Ces gens-là pensent, sans doute, que la musique se trouve chez les éditeurs comme les brioches chez les pâtissiers, et qu’on a seulement la peine de la faire confectionner par des manœuvres dont c’est l’état. Cette opinion, tout excentrique qu’elle soit, est fondée dans beaucoup de cas, j’en conviens ; elle manque néanmoins parfois de justesse et de justice. Mais rien n’est bouffon comme l’étonnement de certaines personnes quand on leur parle d’un compositeur.