Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/426

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penser. Moscou ne m’offre pas beaucoup de ressources pour mes études, et je ne suis pas assez riche pour voyager. Mes parents ont inutilement tenté de me détourner de cette voie. Maintenant, un de nos grands seigneurs moscovites veut bien me venir en aide. Il a déclaré à mon père que si un musicien en qui l’on puisse avoir confiance me reconnaissait des dispositions réelles pour l’art musical, il se chargerait de tous les frais de mon éducation et m’enverrait la compléter en Allemagne et en France auprès des meilleurs maîtres. Je viens donc vous prier d’examiner mes essais, et de m’écrire ensuite franchement l’opinion qu’ils vous auront donnée de mes facultés. En tous cas, je vous devrai une reconnaissance éternelle. Mais, si cette opinion m’est favorable, vous me rendrez la vie ; car, je me meurs, monsieur ; la contrainte qu’on me fait subir me tue. Je me sens des ailes et ne puis les ouvrir. C’est un supplice que vous devez concevoir.

— Oh ! certes, monsieur, je devine ce que vous souffrez, et toutes mes sympathies vous sont acquises. Disposez de moi.

— Mille remercîments. Je vous apporterai demain les ouvrages que je désire vous soumettre.»

Là-dessus il s’éloigna les yeux enflammés et brillants d’une joie extatique.

Le lendemain il revint tout autre. Son regard était triste, éteint, et les symptômes du découragement se lisaient sur son pâle visage.

« — Je ne vous apporte rien, me dit-il ; j’ai passé la nuit à examiner mes manuscrits, aucun ne me semble digne de vous être montré, et franchement aucun non plus ne représente ce dont je suis capable. Je vais me mettre à l’œuvre pour vous offrir quelque chose de mieux !

— Malheureusement, repris-je, il me faut retourner après demain à Saint-Pétersbourg.

— N’importe, je vous enverrai mon nouveau travail. Ah ! monsieur, si vous saviez de quel feu j’ai l’âme brûlée !... de quelle voix l’inspiration m’appelle parfois !... Alors, je ne puis tenir dans la ville ; quelque froid qu’il fasse, je sors, je vais au loin dans les bois, et là, seul, en présence de la nature, j’entends tout un monde de merveilles harmoniques se mouvoir et retentir ; et les larmes me gagnent, et je pousse des cris, je tombe dans des extases qui me donnent un avant-goût du ciel... On me traite de fou... mais je ne le suis pas, croyez-le bien, je vous le prouverai.»

Je renouvelai au jeune enthousiaste l’assurance de l’intérêt qu’il m’inspirait et de mon désir de lui être utile. Mon Dieu, me disais-je après l’avoir quitté, ne voilà-t-il pas des symptômes d’une organisation exceptionnelle ?... C’est peut-être un homme de génie !... Ce serait un crime de ne pas l’aider ; certes, je me dévouerai à lui corps et âme s’il le faut ; qu’il me donne seulement le moindre point d’appui.

Hélas ! j’attendis en vain plusieurs semaines à Saint-Pétersbourg, et il ne me parvint enfin