Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/439

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Je m’empressai d’accourir, et je ne sais quelles folies je débitai à mon auguste amphitryon, qui le mirent de très-joyeuse humeur.

« — Avez-vous appris le russe ? me demanda-t-il.

— Oui, sire, je sais dire : Na prava, na leva (à droite, à gauche) pour conduire un conducteur de traîneau : je sais dire encore : Dourack, quand le conducteur s’égare.

— Et que veut dire le mot dourack ?

— Il veut dire imbécile, sire !

— Ah ! ah ! ah ! imbécile, sire ; imbécile, sire ! c’est charmant !»

Et le roi de rire aux éclats avec de tels soubresauts d’abdomen et de bras, qu’il répandit sur le sable presque tout le contenu de sa tasse. Cette hilarité, à laquelle je me mêlai sans façons, fit tout à coup de moi un important personnage. Plusieurs courtisans, officiers, gentilshommes et chambellans la remarquèrent du pavillon où ils étaient restés, et l’on songea aussitôt à se mettre bien avec cet homme qui faisait tant rire le roi et qui riait même avec lui si familièrement. Aussi en revenant au pavillon l’instant d’après, me vis-je entouré de grands seigneurs à moi parfaitement inconnus, qui me faisaient de profonds saluts, en déclinant modestement leur nom. «Monsieur, je suis le prince de ***, et je m’estime heureux de faire votre connaissance. — Monsieur, je suis le comte de *****, permettez-moi de vous féliciter du beau succès que vous venez d’obtenir. — Monsieur, je suis le baron de **** ; j’ai eu l’honneur de vous voir, il y a six ans, à Brunswick, et je suis enchanté de, etc., etc.» Je ne comprenais pas d’où me pouvait naître à l’improviste un tel crédit à la cour de Prusse, quand enfin je me rappelai la scène du 1er acte des Huguenots, où Raoul, après avoir reçu la lettre de la reine Marguerite, se voit environné de gens qui lui chantent en canon sur tous les degrés de la gamme : «Vous savez si je suis un ami sûr et tendre !» On me prenait pour un puissant favori du roi. Quel drôle de monde qu’une cour !...

Sans être ni puissant ni favori, je suis au moins profondément reconnaissant de la bienveillance dont le roi de Prusse m’a donné si souvent des preuves, et il n’y eut pas l’ombre de flatterie de ma part, quand je lui dis ce jour-là, dans un moment de conversation sérieuse :

« — Vous êtes le vrai roi des artistes.

— Comment cela ? qu’ai-je donc fait pour eux ?

— À ne parler que des artistes musiciens, vous avez fait pour eux beaucoup, sire. Vous avez comblé d’honneurs et royalement récompensé Spontini et Meyerbeer ; vous avez fait splendidement exécuter leurs ouvrages ; vous avez fait remettre en scène d’une façon grandiose les chefs-d’œuvre de Gluck, qu’on n’entend plus nulle part hors de Berlin ; vous avez fait représenter l’Antigone de Sophocle et commandé, pour cette résurrection de l’antique, des chœurs à