Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/44

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me retirer la modique pension qui me faisait vivre à Paris, quand le hasard me fit rencontrer à une représentation de la Didon de Piccini à l’Opéra, un jeune et savant amateur de musique, d’un caractère généreux et bouillant, qui avait assisté en trépignant de colère à ma débâcle de Saint-Roch. Il appartenait à une famille noble du faubourg Saint-Germain, et jouissait d’une certaine aisance. Il s’est ruiné depuis lors ; il a épousé, malgré sa mère, une médiocre cantatrice, élève du Conservatoire ; il s’est fait acteur quand elle a débuté ; il l’a suivie en chantant l’opéra dans les provinces de France et en Italie. Abandonné au bout de quelques années par sa prima-donna, il est revenu végéter à Paris en donnant des leçons de chant. J’ai eu quelquefois l’occasion de lui être utile, dans mes feuilletons du Journal des Débats ; mais c’est un poignant regret pour moi de n’avoir pu faire davantage ; car le service qu’il m’a rendu spontanément a exercé une grande influence sur toute ma carrière, je ne l’oublierai jamais ; il se nommait Augustin de Pons. Il vivait avec bien de la peine, l’an dernier, du produit de ses leçons ! Qu’est-il devenu après la révolution de Février qui a dû lui enlever tous ses élèves ?... Je tremble d’y songer...

En m’apercevant au foyer de l’Opéra : «Eh bien, s’écria-t-il, de toute la force de ses robustes poumons, et cette messe ! est-elle refaite ? quand l’exécutons-nous tout de bon ? — Mon Dieu, oui, elle est refaite et de plus recopiée. Mais comment voulez-vous que je la fasse exécuter ? — Comment ! parbleu, en payant les artistes. Que vous faut-il ? voyons ! douze cents francs ? quinze cents francs ? deux mille francs ? je vous les prêterai, moi. — De grâce, ne criez pas si fort. Si vous parlez sérieusement, je serai trop heureux d’accepter votre offre et douze cents francs me suffiront. — C’est dit. Venez chez moi demain matin, j’aurai votre affaire. Nous engagerons tous les choristes de l’Opéra et un vigoureux orchestre. Il faut que Valentino soit content, il faut que nous soyons contents ; il faut que cela marche, sacrebleu !»

Et de fait cela marcha. Ma messe fut splendidement exécutée dans l’église de Saint-Roch, sous la direction de Valentino, devant un nombreux auditoire ; les journaux en parlèrent favorablement, et je parvins ainsi, grâce à ce brave de Pons, à m’entendre et à me faire entendre pour la première fois. Tous les compositeurs savent quelle est l’importance et la difficulté, à Paris, de mettre ainsi le pied à l’étrier.

Cette partition fut encore exécutée longtemps après (en 1827) dans l’église de Saint-Eustache, le jour même de la grande émeute de la rue Saint-Denis.

L’orchestre et les chœurs de l’Odéon m’étaient venus en aide cette fois gratuitement et j’avais osé entreprendre de les diriger moi-même. À part quelques inadvertances causées par l’émotion, je m’en tirai assez bien. Que j’étais loin pourtant de posséder les mille qualités de précision, de souplesse, de chaleur, de sensibilité et de sang-froid, unies à un instinct indéfinissable, qui constituent le