Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/446

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l’Opéra anglais de mon livre les Soirées de l’orchestre. C’est Jullien que j’ai voulu désigner en parlant de cet imprésario aux abois qui me proposa sérieusement de faire représenter en six jours, l’opéra de Robert le Diable, dont il ne possédait ni les copies, ni la traduction anglaise, ni les costumes, ni les décors et dont le personnel chantant de son théâtre ne savait pas une note. C’était là seulement de la folie. Voici une idée bouffonne qui caractérise parfaitement l’homme habitué à s’adresser toujours aux instincts puérils de la foule et à réussir par les plus stupides moyens. Je ne puis m’empêcher de la rapporter ici.

Jullien, à bout de ressources, voyant que l’opéra de Balfe ne rapportait pas d’argent, et reconnaissant à peu près l’impossibilité de mettre en scène Robert le Diable en six jours, même en se reposant le septième, assembla son comité d’administration pour lui demander conseil. Ce comité se composait de sir Henri Bischop, de sir George Smart, de M. Planchet (l’auteur du livret de l’Obéron de Weber) de M. Gye (le régisseur de Drury-Lane), du maître de chant M. Marezzeck, et de moi. Il exposa son embarras et parla de différents opéras (non traduits et non copiés comme toujours,) qu’il avait envie de mettre en scène. Il fallait entendre les idées, les opinions de ces messieurs, sur les chefs-d’œuvre mis ainsi sur la sellette !... Je les écoutais avec admiration. Enfin quand on en vint à l’Iphigénie en Tauride promise au public anglais par le prospectus de Jullien, selon l’usage (les directeurs de Londres annoncent tous les ans cet ouvrage et ne le donnent jamais), et les membres du comité n’en connaissant pas une note, ne sachant que dire, Jullien, impatienté de mon mutisme, se tourna vivement vers moi en m’interpellant :

« — Que diable ! parlez donc, vous devez connaître cela, vous !

— Oh, oui ! je connais cela, mais vous ne me demandez rien. Que voulez-vous savoir ? dites, je vous répondrai.

— Je veux savoir en combien d’actes est l’Iphigénie en Tauride, quels sont les personnages qui y figurent, quel est leur genre de voix, et surtout le genre des décors et des costumes.

— Eh bien, prenez une feuille de papier et une plume ; écrivez, je vais vous dicter :

Iphigénie en Tauride, opéra de Gluck (vous le savez sans doute), est en quatre actes. On y compte trois rôles d’homme : Oreste (baryton) ; Pylade (ténor) ; Thoas, (basse montant très-haut) ; un grand rôle de femme, Iphigénie (soprano) ; un autre petit rôle, Diane (mezzo soprano) et plusieurs coryphées. Les costumes, malheureusement, ne vous sembleront pas avantageux ; les Scythes et leur roi Thoas sont des sauvages déguenillés des bords de la mer Noire. Oreste et Pylade paraissent dans le simple appareil de deux Grecs