Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/449

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Vienne, samedi 4 août 1848.

«Embrassons-nous, mon frère, dans notre commune douleur... elle est affreuse... je ne doutais point de la violence du coup que tu recevrais... je te plaignais de ton isolement... on a besoin de se serrer les uns contre les autres dans ces moments de déchirements... Tu ne serais pas arrivé à temps pour être reconnu de notre bien-aimé père... console-toi donc de notre silence et pardonne-nous de ne pas t’avoir averti. Nous ignorions si tu étais à Paris, et pendant six jours nous croyions à chaque instant le voir expirer... nous étions abîmées de douleur depuis le dimanche jusqu’au vendredi (28 juillet) où il a expiré, à midi. Il délirait sans relâche, ne reconnaissant plus personne, qu’à de rares intervalles. Cette agonie des derniers jours a été horrible... on eût dit un cadavre galvanisé... Sa tête se balançait continuellement par une crispation nerveuse... ainsi que ses bras... Ses yeux, fixes et hagards, cette voix caverneuse nous demandant des choses impossibles... Nos caresses le calmaient par moment... Je le serrais dans mes bras avec frénésie dans les crises les plus violentes... Nanci se sauvait terrifiée... mais il ne souffrait pas, nous l’espérions du moins... le jeune médecin qui lui donnait des soins le pensait comme nous. Ces convulsions nerveuses étaient, nous disait-il, produites par l’opium, qu’il a pris jusqu’à sa dernière heure. Un jour, ami, notre bonne Monique lui montra ton portrait : il te nomma, et vite, vite, voulut du papier, une plume... on le satisfit. — Bien, dit-il, tout à l’heure j’écrirai... — Que voulait-il te dire ? nul ne le sait ; mais c’est la seule fois que ton souvenir ait traversé sa pensée. Il nous reconnaissait d’instinct plus que de fait, je crois... Un jour, devinant à son regard errant qu’il désirait quelque chose, je le questionnai pour le satisfaire... Rien, ma fille, me répondit-il, avec un indicible accent de tendresse, je cherche vos yeux. Ce mot si paternel nous fit fondre en larmes et ne sortira jamais de notre souvenir... Mon mari est resté le dernier auprès de lui. Il m’avait promis de lui fermer les yeux, de te remplacer dans ce douloureux devoir. Il m’a tenu parole, mon cœur lui en tiendra compte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .»

Ce malheur dut bientôt après me ramener encore pour quelques jours à la Côte-Saint-André, pour y pleurer avec mes sœurs dans la maison paternelle... En arrivant je courus dans le cabinet de travail où mon père avait passé tant de longues heures en tristes méditations, où il avait commencé mon éducation littéraire, où il me donna les premières leçons de musique avant de m’effrayer par les études d’ostéologie.

Je tombai à demi évanoui sur son canapé, mes sœurs m’embrassaient en gémissant.