Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/451

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On a labouré la moitié du verger... je cherche un banc sur lequel, le soir, mon père restait des heures entières perdu dans ses rêveries, les yeux fixés sur le Saint-Eynard, ce colossal rocher calcaire, fils du dernier cataclysme diluvien... le banc a été brisé, il n’en reste que les deux pieds vermoulus...

Là était le champ de maïs où j’allais, à l’époque de mon premier chagrin d’amour, dérober ma tristesse. C’est au pied de cet arbre que j’ai commencé à lire Cervantes.

À la montagne maintenant.

Trente-trois ans se sont écoulés depuis que je l’ai visitée pour la dernière fois. Je suis comme un homme mort depuis ce temps, et qui ressuscite. Et je retrouve en ressuscitant tous les sentiments de ma vie antérieure, aussi jeunes, aussi brûlants...

Je gravis ces chemins rocailleux et déserts me dirigeant vers la blanche maison entrevue seulement de loin, à mon retour d’Italie, seize ans auparavant, la maison où brilla la Stella.

Je monte, je monte, et au fur et à mesure que mon ascension se prolonge, je sens mes palpitations redoubler. Je crois reconnaître à gauche du chemin une allée d’arbres je la suis quelque temps ; mais cette avenue aboutissant à une ferme inconnue, n’était pas celle que je cherchais.

Je reprends la route ; elle n’avait pas d’issue et se perdait dans des vignobles. Évidemment je m’étais égaré. Je voyais encore dans mes souvenirs le vrai chemin comme si j’y eusse passé la veille ; il s’y trouvait jadis une petite fontaine que je n’avais pas rencontrée... où suis-je donc ?... où est la fontaine ?... Cette erreur ne faisait qu’accroître mon anxiété.

Alors je me décide à aller me renseigner à la ferme aperçue tout à l’heure... J’entre dans la grange où j’interromps le travail des batteurs. Ils arrêtent un instant leurs fléaux à mon aspect, et je leur demande, en tremblant comme un voleur poursuivi par les gendarmes, s’ils pourraient m’indiquer le chemin de la maison autrefois habitée par madame Gautier.

L’un des batteurs se gratte le front :

» — Madame Gautier, dit-il, il n’y a personne de ce nom dans le pays...

— Oui, une vieille dame..., elle avait deux jeunes nièces[1] qui venaient la visiter tous les ans pendant l’automne...

— Je m’en souviens, moi, dit la femme du batteur intervenant ; tu ne te rappelles pas ?... Mam’zelle Estelle, si jolie que tout le monde s’arrêtait à la porte de l’église, le dimanche, pour la voir passer ?

— Ah ! voilà que ça me revient... oui, oui, madame Gautier... C’est qu’il y a

  1. Non pas deux nièces, je me trompe, mais deux petites-filles.