Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/452

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longtemps, voyez-vous... sa maison, à cette heure, est à un commerçant de Grenoble... C’est là-haut ; il faut suivre encore un peu le chemin de la fontaine, ici derrière notre vigne ; et puis tourner à gauche.

— La fontaine est là ?... Oh ! à présent, je me retrouverai. Merci, merci. Je suis sûr de ne plus m’égarer...»

Et traversant un champ attenant à la ferme, je tombe enfin dans la bonne voie.

Bientôt j’entends murmurer la petite fontaine... j’y suis... Voilà le sentier, l’allée d’arbres semblable à celle qui m’a trompé tout à l’heure... Je sens que c’est là... que je vais voir... Dieu !... l’air m’enivre... la tête me tourne... Je m’arrête un instant comprimant les pulsations de mon cœur... J’arrive à la porte de l’avenue... Un monsieur en veste, le prosaïque maître de mon sanctum sans doute, est sur le seuil allumant un cigare...

Il me regarde d’un air étonné.

Je passe sans rien dire et continue à monter... Il faut parvenir à une vieille tour qui s’élevait autrefois au haut de la colline, et d’où je pourrai tout embrasser d’un coup d’œil.

Je monte sans me retourner, sans jeter un regard en arrière, je veux auparavant atteindre le sommet... Mais la tour ! la tour ! Je ne l’aperçois pas... l’aurait-on détruite ?... Non, la voici... on en a démoli la partie supérieure et les arbres voisins, qui ont grandi, m’empêchaient de la découvrir.

Je l’atteins enfin.

Ici près, où verdoient maintenant ces jeunes hêtres, nous nous sommes assis, mon père et moi, et j’ai joué pour lui, sur la flûte, l’air de la Musette de Nina.

Là, Estelle a dû venir... J’occupe peut-être dans l’atmosphère l’espace que sa forme charmante occupa... Voyons maintenant... Je me retourne et mon regard saisit le tableau tout entier... la maison sacrée, le jardin, les arbres et plus bas la vallée, l’Isère qui serpente, au loin les Alpes, la neige, les glaciers, tout ce qu’elle a vu, tout ce qu’elle admira, j’aspire cet air bleu qu’elle a respiré... Ah !... Un cri, un cri qu’aucune langue humaine ne saurait traduire, est répété par l’écho du Saint-Eynard... Oui, je vois, je revois, j’adore... le passé m’est présent, je suis jeune, j’ai douze ans ! la vie, la beauté, le premier amour, l’infini poëme ! je me jette à genoux et je crie à la vallée, aux monts et au ciel : «Estelle ! Estelle ! Estelle !» et je saisis la terre dans une étreinte convulsive, je mords la mousse... un accès d’isolement se déclare... indescriptible... furieux... Saigne, mon cœur... saigne, mais laisse-moi la force de souffrir encore !...

Je me relève et prends ma cours en fouillant de l’œil tous les objets épars sur les coteaux voisins... je vais, flairant de droite et de gauche, comme un