Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/458

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dispose aujourd’hui pour y mettre un terme. Les sauvages sont plus intelligents et plus humains.

Ma femme aussi est morte, mais au moins sans grandes douleurs. La pauvre Henriette paralysée depuis quatre ans, et privée du mouvement et de la parole, s’est éteinte à Montmartre sous mes yeux le 3 mars 1854. Mon fils avait heureusement pu obtenir un congé et venir de Cherbourg passer quelques heures auprès d’elle. Il était reparti depuis quatre jours seulement quand elle a expiré. Cette entrevue a donné quelque douceur à ses derniers moments, et un hasard favorable a voulu que je ne fusse pas absent de France à cette époque.

Je l’avais quittée depuis deux heures... une des femmes qui la servaient court à ma recherche, me ramène... tout était fini... son dernier soupir venait de s’exhaler. Elle était déjà couverte du drap fatal que j’ai dû écarter pour baiser son front pâle une dernière fois. Son portrait, que je lui avais donné l’année précédente, portrait fait au temps de sa splendeur, me la montrait éblouissante de beauté et de génie, à côté de ce lit funèbre où elle gisait défigurée par la maladie.

Je n’essaierai pas de donner une idée des douleurs que cet arrachement de cœur m’a fait subir. Elles se compliquaient d’ailleurs d’un sentiment qui, sans être jamais arrivé auparavant à ce degré de violence, fut toujours pour moi le plus difficile à supporter — le sentiment de la pitié. Au milieu des regrets de cet amour éteint, je me sentais prêt à me dissoudre dans l’immense, affreuse, incommensurable, infinie pitié dont le souvenir des malheurs de ma pauvre Henriette m’accablait : sa ruine avant notre mariage ; son accident ; la déception causée par sa dernière tentative dramatique à Paris ; son renoncement volontaire, mais toujours regretté, à un art qu’elle adorait ; sa gloire éclipsée ; ses médiocres imitateurs et imitatrices, dont elle avait vu la fortune et la célébrité s’élever ; nos déchirements intérieurs ; son inextinguible jalousie devenue fondée ; notre séparation ; la mort de tous ses parents ; l’éloignement forcé de son fils ; mes fréquents et longs voyages ; sa douleur fière d’être pour moi la cause de dépenses sous lesquelles j’étais toujours, elle ne l’ignorait pas, prêt à succomber ; l’idée fausse qu’elle avait de s’être, par son amour pour la France, aliéné les affections du public anglais ; son cœur brisé ; sa beauté disparue ; sa santé détruite ; ses douleurs physiques croissantes ; la perte du mouvement et de la parole ; son impossibilité de se faire comprendre d’aucune façon ; sa longue perspective de la mort et de l’oubli...

Destruction, feux et tonnerres, sang et larmes, mon cerveau se crispe dans mon crâne en songeant à ces horreurs !...

Shakespeare ! Shakespeare ! où est-il ? où es-tu ? Il me semble que lui seul parmi les êtres intelligents peut me comprendre et doit nous avoir compris tous les deux ; lui seul peut avoir eu pitié de nous, pauvres artistes s’aimant, et déchirés