Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/465

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Puis certains maîtres de chapelle, dont je trouble la quiétude, commettent par ci par là à mon égard, d’assez plates perfidies. Mais cet inévitable antagonisme, joint même à l’opposition toute naturelle d’une petite partie de la presse allemande[1], n’est rien en comparaison des fureurs qui se donneraient carrière à Paris contre moi si je m’y exposais au théâtre.

Depuis trois ans, je suis tourmenté par l’idée d’un vaste opéra dont je voudrais écrire les paroles et la musique, ainsi que je viens de le faire pour ma trilogie sacrée : l’Enfance du Christ. Je résiste à la tentation de réaliser ce projet et j’y résisterai, je l’espère, jusqu’à la fin[2]. Le sujet me paraît grandiose, magnifique et profondément émouvant, ce qui prouve jusqu’à l’évidence que les Parisiens le trouveraient fade et ennuyeux. Me trompai-je même en attribuant à notre public un goût si différent du mien (pour parler comme le grand Corneille), je n’aurais pas une femme intelligente et dévouée capable d’interpréter le rôle principal, un rôle qui exige de la beauté, une grande voix, un talent dramatique réel, une musicienne parfaite, une âme et un cœur de feu. J’aurais bien moins encore entre les mains le reste des ressources de toute espèce dont je devrais pouvoir disposer à mon gré, sans contrôle ni observations de qui que ce fût. L’idée seule d’éprouver pour l’exécution et la mise en scène d’une œuvre pareille les obstacles stupides que j’ai dû subir et que je vois journellement opposer aux autres compositeurs qui écrivent pour notre grand opéra, me fait bouillir le sang. Le choc de ma volonté contre celle des malveillants et des imbéciles en pareil cas, serait aujourd’hui excessivement dangereux, je me sens parfaitement capable de tout à leur égard, et je tuerais ces gens-là comme des chiens. Quant à grossir le nombre des œuvres agréables et utiles qu’on nomme opéras-comiques et qui se produisent journellement à Paris, par fournées, comme on y produit des petits pâtés, je n’en éprouve pas la moindre envie. Je ne ressemble point, sous ce rapport, à ce caporal qui avait l’ambition d’être domestique. J’aime mieux rester simple soldat[3]. L’influence de Meyerbeer, je

  1. Il y a dans cette presse comme dans celle de Paris, des hommes à idées fixes qui, à l’aspect seul de mon nom sur une affiche ou sur un journal, entrent en fureur, comme les taureaux quand on leur présente un drapeau rouge, m’attribuent un petit monde d’absurdités éclos dans leur petit cerveau, croient entendre dans mes ouvrages ce qui n’y est pas, et n’entendent pas ce qui s’y trouve, combattent avec une noble ardeur des moulins à vent, et qui, si on leur demandait leur avis sur l’accord parfait de ré majeur en les prévenant qu’il est écrit par moi, s’écrieraient avec indignation : «Cet accord est détestable !» Ces pauvres diables sont des maniaques, il y en a, il y en eut partout et en tout temps de pareils.
  2. Hélas ! non je n’ai pas résisté. Je viens d’achever la poëme et la musique des Troyens, opéra en cinq actes. Que deviendra cet immense ouvrage ?... (1858.)
  3. J’avais pourtant, il y a quelques années, consenti à écrire une œuvre de ce genre. Carvalho le directeur du Théâtre-Lyrique et qui est aujourd’hui fort de mes amis s’était engagé par écrit à me donner, à une époque désignée, un libretto que je devais mettre en musique pour son théâtre. Un dédit de dix mille francs était stipulé dans le traité. Quand le moment fut venu, Carvalho ne se souvenait déjà plus de cet engagement, en conséquence la promesse ne fut pas mieux tenue que tant d’autres et, a partir de ce jour, etc, etc.