Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/496

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conséquence à faire transporter ailleurs les restes qui m’étaient chers. Je donnai les ordres nécessaires dans les deux cimetières, et un matin, par un temps sombre, je m’acheminai seul vers le funèbre lieu. Un officier municipal chargé d’assister à l’exhumation m’y attendait. Un ouvrier fossoyeur avait déjà ouvert la fosse. À mon arrivée il sauta dedans. La bière enfouie depuis dix ans était encore entière, le couvercle seul était endommagé par l’humidité. Alors l’ouvrier, au lieu de la tirer hors de terre, arracha les planches pourries qui se déchirèrent avec un bruit hideux en laissant voir le contenu du coffre. Le fossoyeur se baissa, prit entre ses deux mains la tête déjà détachée du tronc, la tête sans couronne et sans cheveux, hélas ! et décharnée, de la poor Ophelia, et la déposa dans une bière neuve préparée ad hoc sur le bord de la fosse. Puis, se baissant une seconde fois, il souleva à grand’peine et prit entre ses bras le tronc sans tête et les membres, formant une masse noirâtre sur laquelle le linceul restait appliqué, et ressemblant à un bloc de poix enfermé dans un sac humide... avec un son mat... et une odeur... L’officier municipal, à quelques pas de là, considérait ce lugubre tableau... Voyant que je m’appuyais sur le tronc d’un cyprès, il s’écria : «Ne restez pas là, monsieur Berlioz ; venez ici, venez ici.» Et comme si le grotesque devait avoir aussi sa part dans cette horrible scène, il ajouta en se trompant d’un mot : «Ah ! pauvre inhumanité !...» Quelques moments après, suivant le char qui emportait les tristes restes, nous descendîmes la montagne et parvînmes dans le grand cimetière Montmartre, au caveau neuf déjà béant. Les restes d’Henriette y furent introduits. Les deux mortes y reposent tranquillement à cette heure, attendant que je vienne apporter à ce charnier ma part de pourriture.

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Je suis dans ma soixante et unième année ; je n’ai plus ni espoirs, ni illusions, ni vastes pensées ; mon fils est presque toujours loin de moi ; je suis seul ; mon mépris pour l’imbécillité et l’improbité des hommes, ma haine pour leur atroce férocité sont à leur comble ; et à toute heure je dis à la mort : «Quand tu voudras !» Qu’attend-elle donc ?