Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/513

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reconnais votre main !... C’est une pensée que vous avez eue pour l’exilé... Quel ange vous rendra le bien que vous m’avez fait ?

»Oui, c’est beau la vie, mais la mort serait plus belle ; être à vos pieds, la tête sur vos genoux, vos deux mains dans les miennes et finir ainsi !...

»hector berlioz.»

Mais les jours se succédaient et je ne recevais pas de nouvelles. J’avais fait prendre à Lyon des informations, et je savais que madame F****** était partie pour Genève depuis près de trois semaines. Avait-elle l’intention de me cacher son adresse, qu’elle m’avait formellement promise, et que je ne voulais pas connaître contre son gré ?... Aurais-je la douleur de la voir ainsi manquer à sa parole ?...

Pendant ces derniers jours d’anxiété j’en vins à croire, comme je l’ai dit plus haut, que je n’aurais plus même la consolation de lui écrire, et je me décourageai tout à fait. Mais un matin où je réfléchissais tristement au coin de mon feu, on vint m’apporter une carte sur laquelle je lus ces mots : M. et madame Charles F******. C’étaient son fils et sa bru, qu’elle avait engagés à me venir voir pendant un voyage qu’ils avaient dû faire à Paris. Quelle surprise ! quel bonheur ! Elle les avait envoyés ! Je fus bouleversé à ne savoir quelle contenance faire, en retrouvant dans le jeune homme le portrait vivant de mademoiselle Estelle à dix-huit ans... La jeune femme paraissait consternée de mon émotion ; son mari semblait moins surpris. Évidemment ils savaient tout, madame F****** leur avait montré mes lettres.

« — Elle était donc bien belle ? s’écria tout d’un coup la jeune dame.

— Oh !...»

Alors M. F****** prenant la parole :

« — Oui, un jour, à l’âge de cinq ans, en voyant ma mère parée pour aller au bal, j’éprouvai une sorte d’éblouissement dont le souvenir dure encore.»

Je vins pourtant à bout de me dominer et de parler à mes deux aimables visiteurs à peu près raisonnablement. Madame Charles F****** est une créole hollandaise de l’île de Java : elle a habité Sumatra et Bornéo, elle sait le malais ; elle a vu Brook, le rajah de Sarawak. Que de questions je lui aurais faites si j’eusse été dans mon état d’esprit habituel !

J’eus le plaisir de voir souvent les deux jeunes gens pendant leur séjour à Paris, et de leur procurer quelques distractions agréables. Nous parlions toujours d’elle, et quand nous fûmes un peu familiarisés, la jeune femme en vint à me gronder d’écrire à sa belle-mère comme je le faisais.