Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/516

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et je n’avais pas besoin des leçons que l’on vient de me donner à grands coups de couteau dans le cœur... Non, je veux avant tout ne pas vous troubler, ne pas vous causer le moindre ennui ; je vous écrirai le plus rarement possible ; vous me répondrez ou vous ne me répondrez pas. J’irai vous voir une fois l’an, comme on va faire une visite agréable seulement. Vous n’ignorez pas ce que je sens, et vous me saurez gré de tout ce que je pourrai vous cacher. . . . . . . . . . . . .

»Il me semble que vous êtes triste, et cela me cause un redoublement de...

»Mais je commence dès aujourd’hui à m’interdire un certain langage. Je vais vous parler de choses indifférentes.

»Vous savez peut-être déjà que l’exécution de mon acte des Troyens n’a pas eu lieu hier au Conservatoire. Le comité, en me tourmentant de plusieurs manières, en me demandant la suppression tantôt d’un morceau, tantôt d’un autre, m’a poussé à bout, ainsi que les chanteurs à qui l’on ôtait l’occasion de briller, et j’ai tout retiré.

»Je vous remercie d’avoir bien voulu à deux heures et demie, vous transporter en pensée dans la salle des concerts et faire des vœux pour les Troyens.

»Dans le moment même où l’on me tracassait ainsi à Paris, on fêtait mon jour de naissance (11 décembre), à Vienne, où l’on exécutait une partie de mon ouvrage la Damnation de Faust ; et deux heures après, le maître de chapelle m’envoyait une dépêche télégraphique ainsi conçue : Mille choses pour votre fête. Chœur des soldats et des étudiants, exécuté au concert de Mannergesang Verein. Applaudissements immenses. Répété.

»La cordialité de ces artistes allemands m’a bien plus touché que mon succès. Et je suis sûr que vous le comprenez. La bonté, vertu cardinale !

»Le surlendemain, un inconnu de Paris, m’écrivait une fort belle lettre sur ma partition des Troyens, qu’il qualifie d’une façon que je n’ose vous redire.

»Mon fils vient d’arriver à Saint-Nazaire, de retour d’un pénible voyage au Mexique, où il a eu l’occasion de se distinguer. Le voilà deuxième capitaine du grand navire la Louisiane. Il m’apprend qu’il repartira prochainement, qu’il lui est impossible de venir à Paris. J’irai en conséquence l’embrasser à Saint-Nazaire. C’est un brave garçon, qui a le malheur de me ressembler en tout, et ne peut prendre son parti des platitudes et des horreurs de ce monde. Nous nous aimons comme deux jumeaux.

»Voilà pour le moment toutes les nouvelles de mon extérieur. Ma vieille belle-mère (que j’ai promis de ne jamais abandonner) est aux petits soins pour moi et ne me questionne jamais sur la cause de mes accès d’humeur sombre. Je lis, ou plutôt je relis Shakespeare, Virgile, Homère, Paul et Virginie, des relations de voyages ; je m’ennuie, je souffre horriblement d’une névralgie qui me tient depuis neuf ans et contre laquelle tous les médecins ont perdu leur latin. Le soir quand les douleurs de cœur, de corps et d’esprit sont trop fortes, je prends