Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/53

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outre, je venais de me lier avec un jeune homme de cœur et d’esprit, que je suis heureux de compter parmi mes amis les plus chers, Humbert Ferrand ; il avait écrit pour moi un poëme de grand opéra, les Francs-Juges, et j’en composais la musique avec un entraînement sans égal. Ce poëme fut plus tard refusé par le comité de l’Académie Royale de musique, et ma partition fut du même coup condamnée à l’obscurité, d’où elle n’est jamais sortie. L’ouverture seule a pu se faire jour. J’ai employé çà et là les meilleures idées de cet opéra, en les développant, dans mes compositions postérieures, le reste subira probablement le même sort, ou sera brûlé. Ferrand avait écrit aussi une scène héroïque avec chœurs, dont le sujet, la Révolution grecque, occupait alors tous les esprits. Sans interrompre bien longtemps le travail des Francs-Juges, je l’avais mise en musique. Cette œuvre, où l’on sentait à chaque page l’énergique influence du style de Spontini, fut l’occasion de mon premier choc contre un dur égoïsme dont je ne soupçonnais pas l’existence, celui de la plupart des maîtres célèbres, et me fit sentir combien les jeunes compositeurs, même les plus obscurs, sont en général mal venus auprès d’eux.

Rodolphe Kreutzer était directeur général de la musique à l’Opéra ; les concerts spirituels de la semaine sainte devaient bientôt avoir lieu dans ce théâtre ; il dépendait de lui d’y faire exécuter ma scène ; j’allai le lui demander. Ma visite toutefois était préparée par une lettre que M. de Larochefoucauld, surintendant des beaux-arts, lui avait écrite à mon sujet, d’après la recommandation pressante d’un de ses secrétaires, ami de Ferrand. De plus, Lesueur m’avait chaudement appuyé verbalement auprès de son confrère. On pouvait raisonnablement espérer. Mon illusion fut courte. Kreutzer, ce grand artiste, auteur de la Mort d’Abel (belle œuvre sur laquelle, plein d’enthousiasme, je lui avais adressé quelques mois auparavant un véritable dithyrambe), Kreutzer que je supposais bon et accueillant comme mon maître, parce que je l’admirais, me reçut de la façon la plus dédaigneuse et la plus impolie. Il me rendit à peine mon salut, et, sans me regarder, me jeta ces mots par-dessus son épaule : «Mon bon ami (il ne me connaissait pas !), nous ne pouvons exécuter aux concerts spirituels de nouvelles compositions. Nous n’avons pas le temps de les étudier ; Lesueur le sait bien.» Je me retirai le cœur gonflé. Le dimanche suivant, une explication eut lieu entre Lesueur et Kreutzer à la chapelle royale, où ce dernier était simple violoniste. Poussé à bout par mon maître, il finit par lui répondre sans déguiser sa mauvaise humeur : «Eh ! pardieu ! que deviendrions nous si nous aidions ainsi les jeunes gens ?...» Il eut au moins de la franchise.