Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/56

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L’accompagnateur me donne l’accord de mi bémol et je commence :

«Antigone me reste, Antigone est ma fille, Elle est tout pour mon cœur, seule elle est ma famille. Elle m’a prodigué sa tendresse et ses soins, Son zèle dans mes maux m’a fait trouver des charmes, etc.»

Les autres candidats se regardaient d’un air piteux, pendant que se déroulait la noble mélodie, ne se dissimulant pas qu’en comparaison de moi, qui n’étais pourtant point un Pischek ni un Lablache, ils avaient chanté, non comme des vachers, mais comme des veaux. Et dans le fait, je vis à un petit signe du gros régisseur Saint-Léger, qu’ils étaient, pour employer l’argot des coulisses, enfoncés jusqu’au troisième dessous. Le lendemain, je reçus ma nomination officielle ; je l’avais emporté sur le tisserand, le forgeron, l’acteur, et même sur le chantre de Saint-Eustache. Mon service commençait immédiatement et j’avais cinquante francs par mois.

Me voilà donc, en attendant que je puisse devenir un damné compositeur dramatique, choriste dans un théâtre de second ordre, déconsidéré et excommunié jusqu’à la moelle des os ! J’admire comme les efforts de mes parents pour m’arracher à l’abîme avaient bien réussi !

Un bonheur n’arrive jamais seul. Je venais à peine de remporter cette grande victoire, qu’il me tomba du ciel deux nouveaux élèves et que je fis la rencontre d’un étudiant en pharmacie, mon compatriote, Antoine Charbonnel. Il allait s’installer dans le quartier Latin pour y suivre les cours de chimie et voulait, comme moi, se livrer à d’héroïques économies. Nous n’eûmes pas plutôt fait l’un et l’autre le compte de notre fortune que, parodiant le mot de Walter dans la Vie d’un joueur, nous nous écriâmes presque simultanément : «Ah ! tu n’as pas d’argent ! Eh bien, mon cher, il faut nous associer !» Nous louâmes deux petites chambres dans la rue de la Harpe. Antoine, qui avait l’habitude de manipuler fourneaux et cornues, s’établit notre cuisinier en chef, et fit de moi un simple marmiton. Tous les matins nous allions au marché acheter nos provisions, qu’à la grande confusion de mon camarade, j’apportais bravement au logis sous mon bras, sans prendre la peine d’en dérober la vue aux passants. Il y eut même un jour entre nous, à ce sujet, une véritable querelle. Ô pharmaceutique amour-propre !

Nous vécûmes ainsi comme des princes... émigrés, pour trente francs chacun par mois. Depuis mon arrivée à Paris, je n’avais pas encore joui d’une pareille aisance.