Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/96

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l’ai dit plus haut, et on les entendait réduites par un seul accompagnateur sur le piano !... (Et il en est encore ainsi à cette heure).

Vainement prétendrait-on qu’il est possible d’apprécier à sa juste valeur une composition d’orchestre ainsi mutilée, rien n’est plus éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l’orchestre pour un ouvrage qu’on aurait déjà entendu complètement exécuté, la mémoire alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir. Mais pour une œuvre nouvelle, dans l’état actuel de la musique, c’est impossible. Une partition telle que l’Œdipe de Sacchini, ou toute autre de cette école, dans laquelle l’instrumentation n’existe pas, ne perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition moderne, en supposant que l’auteur ait profité des ressources que l’art actuel lui donne, n’est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la marche de la communion de la messe du sacre, de Cherubini ! que deviendront ces délicieuses tenues d’instruments à vent qui vous plongent dans une extase mystique ? ces ravissants enlacements de flûtes et de clarinettes d’où résulte presque tout l’effet ? Ils disparaîtront entièrement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son. Accompagnez au piano l’air d’Agamemnon, dans l’Iphigénie en Aulide de Gluck !

Il y a sous ces vers :

«J’entends retentir dans mon sein Le cri plaintif de la nature !»

un solo de hautbois d’un effet poignant et vraiment admirable. Au piano, au lieu d’une plainte touchante chacune des notes de ce solo vous donnera un son de clochette et rien de plus. Voilà l’idée, la pensée, l’inspiration anéanties ou déformées. Je ne parle pas des grands effets d’orchestre, des oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et le groupe des instruments à vent, des couleurs tranchées qui séparent les instruments de cuivre des instruments de bois, des effets mystérieux ou grandioses des instruments à percussion dans la nuance douce, de leur puissance énorme dans la force, des effets saisissants qui résultent de l’éloignement des masses harmoniques placées à distance les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait superflu d’entrer. Je dirai seulement qu’ici l’injustice et l’absurdité du règlement se montrent dans toute leur laideur. N’est-il pas évident que le piano, anéantissant tous les effets d’instrumentation, nivelle, par cela seul, tous les compositeurs. Celui qui sera habile, profond, ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l’ignorant qui n’a pas les premières notions de cette branche de l’art. Ce dernier peut avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléïdes au lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, ne pas connaître seulement l’étendue de la gamme des divers instruments, pendant que l’autre aura composé