Page:Bertrand, Gaspard de la nuit, 1920.djvu/8

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loin, on le prenait pour un personnage ; de près, on voyait que c’était un plâtre.

La toux d’un promeneur dissipa l’essaim de mes rêves. C’était un pauvre diable dont l’extérieur n’annonçait que misères et souffrances. J’avais déjà remarqué, dans le même jardin, sa redingote râpée qui se boutonnait jusqu’au menton, son feutre déformé que jamais brosse n’avait brossé, ses cheveux longs comme un saule, et peignés comme des broussailles, ses mains décharnées, pareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et maladive qu’effilait une barbe nazaréenne ; et mes conjectures l’avaient charitablement rangé parmi ces artistes au petit pied, joueurs de violon et peintres de portraits, qu’une faim irrassasiable et une soif inextinguible condamnent à courir le monde sur la trace du Juif-errant.

Nous étions maintenant deux sur le banc. Mon voisin feuilletait un livre des pages duquel s’échappa à son insu une fleur desséchée. Je la recueillis pour la lui rendre. L’inconnu me saluant la porta à ses lèvres flétries, et la replaça dans le livre mystérieux.

— « Cette fleur, me hasardai-je à lui dire, est