Page:Boccace - Décaméron.djvu/62

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telle peur, que le bonhomme, au moyen de personnes intermédiaires, lui fit graisser la main avec une bonne quantité de graisse de saint Jean Bouche d’Or — laquelle guérit souverainement la maladie d’avarice des clercs et spécialement des frères mineurs qui n’osent toucher de l’argent — afin qu’il agît miséricordieusement à son égard. Ce baume dont — bien qu’il soit très actif — Galien ne parle dans aucune partie de son livre sur la médecine, opéra si bien, que le feu dont il avait été menacé se changea en une simple croix. Comme s’il eût dû traverser la mer pour aller en croisade, on lui mit sur le dos, afin de lui faire une plus belle bannière, une croix jaune sur un fond noir. En outre, l’argent promis ayant été payé, on le retint pendant plusieurs jours encore, lui donnant pour pénitence d’entendre chaque matin la messe à Sainte-Croix, et de se présenter devant l’inquisiteur un peu avant l’heure du repas ; pour le reste du jour, on le laissa libre de faire ce qui lui plairait.

« Le bonhomme accomplissant régulièrement sa pénitence, il advint qu’un matin, à la messe, il entendit un évangile dans lequel on chantait : vous recevrez cent pour un et vous posséderez la vie éternelle, paroles qu’il retint très exactement dans sa mémoire. Suivant l’ordre qui lui avait été donné, s’étant ensuite présenté à l’heure du repas devant l’inquisiteur, il le trouva en train de dîner. L’inquisiteur lui ayant demandé s’il avait entendu la messe le matin, il lui répondit aussitôt : « — Oui messire. — » À quoi l’inquisiteur dit : « — Y as-tu entendu quelque chose dont tu puisses douter, ou sur laquelle tu aies à m’interroger ? — » « — Certes — répondit le bonhomme — je n’ai de doute sur aucune des choses que j’ai entendues ; je les tiens toutes au contraire pour vraies. J’en ai même entendu une qui m’a fait avoir de vous et de vos autres confrères très grande compassion, pensant à la mauvaise situation que vous devez avoir dans l’autre vie ? — » L’inquisiteur dit alors : « — Et quelle est cette parole qui t’a ému de compassion pour nous ? — » Le bonhomme reprit : « — Messire, c’est cette parole de l’Évangile qui dit : vous recevrez cent pour un. — » L’inquisiteur dit : « Cette parole est vraie ; mais pourquoi t’a-t-elle ému ? — » « — Messire — répondit le bonhomme — je vais vous le dire. Depuis que je viens ici, j’ai vu chaque jour donner au dehors à une foule de pauvres gens tantôt un, tantôt deux grandissimes chaudrons de bouillon que l’on prend aux moines de ce couvent et à vous, comme superflu. Pourquoi, si l’on vous rend là-bas cent pour un, vous en aurez tant, que vous devrez tous vous y noyer. — » Tous les convives assis à la table de l’inquisiteur se mirent à rire ; mais l’inquisiteur, comprenant que ceci était une satire de leur hypo-