Page:Bodin - Les Six Livres de la République, 1576.djvu/30

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aussi un petit Roi est autant souverain, que le plus grand Monarque de
 la terre : car un grand royaume n’est autre chose, disait Cassiodore, que
 une grande République sous la garde d’un chef souverain. Et par ainsi
 de trois ménages, si l’un des chefs de ménage a puissance souveraine sus
 les deux autres : ou les deux ensembles sus le tiers, ou les trois en nom collectif sur chacun en particulier, c’est aussi bien République, comme s’il y
 avait six millions de sujets. Et par ce moyen il se pourra faire, qu’une 
famille sera plus grande qu’une République, et mieux peuplée : comme 
l’on dit du bon père de famille Ælius Tuberon, qui était chef de fa
mille de seize enfants tous mariés issus de lui, qu’il avait tout en sa puissance, avec leurs enfants et serviteurs demeurant avec lui en même[1] logis. Et au contraire la plus grande cité ou monarchie, et la mieux peuplée qui soit sus la terre, n’est pas plus République, ni cité que la plus petite : quoi que dit Aristote, que la ville de Babylone, qui avait trois journées[2] de tour en carré, était une nation plutôt qu’une République, qui ne doit avoir, à son dire, que dix mil citoyens pour le plus : comme s’il était inconvénient qu’une, voire cent nations diverses sous une puissance souveraine, fussent une République. Or si l’opinion d’Aristote avait lieu, la République Romaine, qui a été la plus illustre qui fut oncques, n’eût pas mérité le nom de République, vu que au temps de sa fondation elle n’avait que trois mil citoyens, et sous l’Empereur Tibère il s’en trouva quinze millions et cent dix mil, épars en tout l’Empire, qui avaient leur état à part en titre de souveraineté : qui est le vrai fondement, et le pivot sur lequel tourne l’état d’une cité, et de laquelle dépendent tous les magistrats, lois, et ordonnances, et qui est la seule union, et liaison des familles, corps, et collèges, et de tous les particuliers en un corps parfait de République, soit que tous les sujets d’icelle, soient enclos en une petite ville, ou en quelque petit territoire : comme la République de Schunits, l’un des cantons de Suisse, qui n’est pas de si grand étendue, que plusieurs fermes de ce Royaume, ne soient de plus grand revenu : soit que la République ait plusieurs bailliages, ou provinces : comme le Royaume de Perse qui avait six vingts gouvernements, et celui d’Æthiopie, qui en a cinquante, que Paul Jove sans propos appelle Royaumes : et toutefois il n’y a là qu’un Roi, un Royaume, une Monarchie, une Republique, sous la puissance souveraine du grand Négus. Mais outre la souveraineté, il faut qu’il y ait quelque chose de commun, et de public : comme le domaine public, le trésor public, le pourpris de la cité, des rues, les murailles, les places, les temples, les marchés, les usages, les lois, les coutumes, la justice, les loyers, les peines, et autres choses semblables, qui sont ou communes, ou publiques, ou l’un et l’autre ensemble. Car ce n’est pas république, s’il n’y a rien de pu-

  1. Plutar. in. Æmylio.
  2. Herodo. lib. 3.