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LA CASTE ET L’ADMINISTRATION ANGLAISE

un cas comme dans l’autre tout groupe qui s’élève cherche à se justifier par un appel à la tradition mieux connue. En Inde, l’ambition même apparaît toujours penchée sur le passé, occupée qu’elle est à y chercher des titres, les seuls qui imposent le respect. De là le foisonnement des légendes justificatives[1]. Les Khatris, par exemple, prétendent descendre d’une femme Kshatriya, la seule survivante d’un massacre, qui fut cachée par un Brahmane et avec laquelle il fut forcé de manger. Les Purads se donnent pour ancêtre un certain Brahmane qui aurait perdu son cordon sacré à la traversée d’une rivière[2]. Preuves de la vitalité des formules des Codes : si elles n’ont pas réussi à arrêter le mouvement social, elles le forcent du moins à compter avec elles. L’opinion ne vous permet de transgresser l’ordre traditionnel qu’à la condition de démontrer que cet ordre avait été faussé : et dès lors vous ne violez la loi que pour la respecter mieux.

En ce sens encore on peut soutenir que les théories de Manou, si elles ont inexactement exprimé la réalité hindoue, ont réussi dans une large mesure à lui imprimer leur forme[3]. Elles triomphent à titre d’ « idées-forces ». Elles fournissent à l’opinion les cadres où elle est désormais instinctivement portée à classer les groupes quels qu’ils soient. Un bel exemple de cette sorte d’obsession est fourni par la secte des Lingayats – secte antibrahmanique en principe et qui partait en guerre pour l’abolition des castes : ses membres protestent aujourd’hui lorsque la statistique officielle les réunit en un même groupe. Ils demandent à être distingués, suivant la formule classique, en Brahmanes, Kshatriyas, Vaiçyas et Çûdras[4]. Bien plus, chez les « convicts » hindous, dans les îles où se mêlent des criminels de toutes castes,

  1. V. par exemple le rapport de M. Gait (Bengal, VI, p. 366 sqq.).
  2. Central Provinces, XIII, p. 164.
  3. V. les conclusions de M. Risley, India, I, p. 555-556.
  4. Bombay, IV, p. 183.