Page:Boussenard - La Terreur en Macédoine, Tallandier, 1912.djvu/67

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
62
la terreur en macédoine

bêtes de rapine sont fanatiques de musique. Et ce Chant de Kossovo, qui les berça tout enfants, ce chant qui redit les exploits du héros d’Albanie, les enfièvre et les transporte.

La voix est celle de Nikéa !

L’œil vague, le corps rigide, les traits sans expression, la jeune femme semble étrangère à ce qui l’entoure… Rien ne l’émeut, ne la trouble, ni même ne la préoccupe… Elle ignore l’horreur de sa position et les détonations des martinis ne l’ont même pas fait tressaillir.

Quand l’ardente et plaintive cantilène fut terminée, la nuit était venue. Alors Nikéa secoua doucement la tête et dit, d’une voix atone, avec cette navrante inconscience des déments :

« Je n’entends plus les coups de tonnerre… Je ne vois plus les éclairs… le temps est calme, rentrons… c’est aujourd’hui la fête de notre amour, ô mon bien-aimé !… réjouissons-nous et que les danses commencent.

« Joannès… viens !… mon père… venez !

« Mais je ne vous vois plus… la nuit se fait dans mon âme et tombe sur mes yeux… Père !… Joannès !…

— Dieu du prophète !… elle a perdu la raison ! » murmure d’une voix étranglée Marko.

Puis il ajoute, mêlant bizarrement la Vierge et Mahomet :

« Elle est l’élue du prophète !… Qu’elle soit désormais sacrée pour nous… sacrée comme la Panaggia[1] qui enfanta le Christ !

  1. Panaggia, nom que les Grecs orthodoxes donnent à la Vierge. Ces paroles peuvent sembler étranges dans la bouche