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INTRODUCTION À L'HISTOIRE

mais quand il s’agit de l’appréciation des systèmes religieux de l’antiquité, cette grande et belle page de l’histoire de l’esprit humain, on ne peut apporter trop de rigueur dans l’interprétation des termes fondamentaux, et il est de la dernière importance de connaître le sens primitif de ces termes, et de les voir avec leur couleur et sous leur costume véritables. Cela est d’autant plus nécessaire que les systèmes sont plus antiques et plus originaux, car il y a une époque où l’on peut dire de la théologie : nomina numina.

Une traduction en ce genre est donc d’autant plus satisfaisante qu’il est plus facile d’y retrouver l’original, et de remonter du terme traduisant au terme traduit. Or, on le voit, cet avantage manque tout à fait à la traduction tibétaine du mot qui nous occupe. Si nous ne possédions en effet aucun texte, aucun mot des livres sanscrits des Buddhistes népâlais, si le mot de Nirvâṇa nous était entièrement inconnu, il serait impossible à un lecteur versé dans la langue tibétaine de reconstruire le terme perdu de Nirvâṇa avec les éléments actuels du mya-ngan-las hdah-ba tibétain. La seule expression sanscrite qui les rendît exactement serait çôkamuhti ou çôkamuktatva (la délivrance du chagrin), et le mot çôka (chagrin) serait si bien l’équivalent de mya-ngan, que ce terme même de çôka, figurant dans le nom propre royal d’Açôka (le roi sans chagrin), est représenté chez les Tibétains par le mya-ngan dont il s’agit ici. Et réciproquement, si c’était le nom d’Açôka qui fût perdu, et que celui de Nirvâṇa se fût conservé, quand on rencontrerait le nom royal dans lequel figurent les monosyllabes mya-ngan, traduction de la partie la plus considérable du mot de Nirvâṇa, on serait naturellement porté à croire que le terme de Nirvâṇa forme la base de ce nom. Voilà donc deux termes, celui de Nirvâṇa et le nom du roi Açôka, dont la plus importante moitié est, d’après les Tibétains, figurée par une seule et même expression, circonstance qui, je n’hésite pas à le dire, crée, pour celui qui n’étudierait le Buddhiste que dans les formules tibétaines indépendamment du sanscrit, une confusion de laquelle il lui serait bien difficile, sinon tout à fait impossible de sortir.

Le terme que je viens d’examiner appartient autant à la langue des Brâhmanes qu’à celle des Buddhistes ; mais ces derniers se le sont approprié en quelque sorte par l’usage qu’ils en ont fait. Ils ont donc pu en modifier le sens d’après l’ensemble de leurs idées, et il est aisé de comprendre qu’ils en aient donné une traduction qui s’éloigne autant de la véritable étymologie. Je me figure même que c’est à dessein qu’on a laissé à cette traduction le caractère de vague que je signalais tout à l’heure ; les interprètes, de peur d’être forcés de prendre parti entre les diverses sectes, s’en seront tenus à une généralité admise de tous, ce qui concourt, avec d’autres données historiques, pour établir