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DU BUDDHISME INDIEN.

doute après coup à ce puissant chef de famille et en considération de sa libéralité, doit être pris comme un nom propre, et j’ai l’intime conviction que les Tibétains ne s’y sont jamais trompés. En effet, dans les légendes où ce personnage joue un rôle, les Lotsavas, qui traduisent toujours son nom de la même manière, ne peuvent ignorer que ce nom est celui d’un chef de famille contemporain de Çâkyamuni. Mais s’ils n’ont à cet égard commis aucune erreur, ils n’ont rien fait pour empêcher les lecteurs européens de s’égarer, ou tout au moins d’hésiter, en voulant traduire la version tibétaine. Ainsi un des savants que ses études ont le plus familiarisé avec les idées buddhiques, M. Schmidt, a, dans sa Grammaire tibétaine, rendu l’expression qui répond aux termes sanscrits Anâtha piṇḍikasya ârâmê de cette manière : « Dans l’enclos d’universelle joie où la nourriture est présentée aux indigents[1]. » Il n’y a certainement rien à dire contre cette traduction ; elle reproduit jusqu’aux plus petits détails de la version tibétaine ; mais quoiqu’elle soit littéralement exacte, ou plutôt par cela qu’elle est matériellement fidèle, elle trompe le lecteur en ce qu’elle met en relief le sens de joie universelle qui est caché sous le terme ârâma (tibétain kun-dgah-ra-ba), et qui doit disparaître par suite de l’acception spéciale que prend ce mot, celle de jardin de plaisance ou ermitage. J’en dis autant du nom propre du marchand, et je signale de plus ici une imperfection de la langue tibétaine qui, ne distinguant pas assez nettement le substantif au génitif, de l’adjectif précédant un substantif, ne permet pas de décider si le jardin en question est celui d’un personnage qui distribue des aumônes, ou bien celui où les aumônes se distribuent. J’hésite d’autant moins à faire cette observation, que M. Schmidt, dans un ouvrage tout récemment publié, me fournit lui-même l’occasion d’en constater la justesse[2]. Là, en effet, tout en

  1. Gramm. der Tibet. Sprache, p. 224.
  2. Der Weise und der Thor, texte tib., p. 18, trad. all., p. 21, et au commencement du plus grand nombre de légendes dont se compose ce curieux volume. Il y a, au reste, peu de personnages plus célèbres chez les Buddhistes de toutes les écoles que ce maître de maison, qu’on appelle aussi Anâtha piṇḍika. Son nom n’est, à proprement parler, qu’un titre qui exprime sa libéralité ; car, selon les Singhalais, on le nommait Sudatta, nom sous lequel les Chinois le connaissent également. (Foe koue ki, p. 178.) Ces deux noms, celui de Sudatta et d’Anâtha piṇḍika, sont passés dans le dictionnaire pâli, où ils désignent, suivant Clough, le mari d’une femme qui doit sa célébrité à son dévouement au Buddha. (Pali Gramm. and Vocab. p. 57.) On voit que cette désignation n’est pas suffisante ; car il est certain qu’Anâtha piṇḍika est beaucoup plus connu que sa femme, qui se nommait Viçâkhâ, et qu’on trouve citée dans une liste de Religieuses. (Turnour, Journ. As. Soc. of Beng., t. VII, p. 933.) Ce n’était pas non plus, comme le croit M. Rémusat, l’un des ministres de Prasênadjit, roi de Kôçala, mais un simple maître de maison, possesseur d’immenses richesses. Son jardin, dont il avait cédé l’usage au Buddha Çâkyamuni, est le théâtre de la plupart des prédications du sage. Hiuan thsang vit, au VIIe siècle, les ruines du monastère qu’il y avait bâti, et qui portait le nom de Djêtavana. (Foe koue ki, p. 178 et 179.)