Page:Calmettes - Leconte de Lisle et ses amis, 1902.djvu/53

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.




IV



C’est ce milieu à la fois délicat et rude que fréquentait assidûment Leconte de Lisle. Peu considéré par le frère qui cotait volontiers les gens au poids de leur gousset, il avait subi l’invincible charme de la sœur et se plaisait dans la maison. Il s’y sentait d’ailleurs soutenu par de Flotte, vibrant, militant et très admirateur de la poésie supérieure ; or il avait récemment achevé son poème Bhagavat, et, certain soir, de Flotte déclara que de Lisle venait d’écrire un poème admirable. Nécessairement la maîtresse de la maison réclame le poème ; les dames présentes joignent leur insistance à la sienne ; Leconte de Lisle se dérobe par timidité, modestie ou plaisir de se faire prier, sentiments communs à tous les auteurs ; de Flotte enthousiaste se fait appuyer par les messieurs, et Leconte de Lisle, pris d’assaut, capitule.

Il n’avait pas encore acquis, au contact des gens de lettres, l’art de mesurer son débit. Plus tard il saura forcer sa voix grave, un peu grasseyante, à la diction brève et rythmique ; mais alors il récitait sur un ton de grand apparat. Debout au milieu du salon, il accompagnait ses cadences de gestes à la Frederick Lemaître. En craignant d’atténuer l’accent pour un seul de ses vers, il communiquait à tous cette uniformité solennelle qui lasse. On imagine l’effet que put produire la pompe déclamatoire en s’appliquant à l’un des mythes les plus complexes du panthéisme hindou. Le nom seul de Bhagavat, servant de titre, faisait prévoir pour