Page:Chamfort - Œuvres complètes éd. Auguis t4.djvu/328

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Dès long-temps, cher Mylford, une fougueuse ivresse,
L’ardeur de voyager domina ma jeunesse.
J’abandonnai mon père, et le ciel m’en punit.
Dans un orage affreux notre vaisseau périt.
Je fus porté mourant vers une île sauvage :
Un vieillard et sa fille accourent au rivage.
J’allais périr, hélas ! sans eux, sans leur secours ;
Quels soins, quels tendres soins ils prirent de mes jours ?
Leur chasse me nourrit ; leur force, leur adresse,
Pourvut à mes besoins et soutint ma faiblesse.
Voilà donc les mortels parmi nous avilis ?
J’avois passé quatre ans dans ce triste pays,
Quand ce vieillard mourut. L’ennui, l’inquiétude,
Mon père, mon état, ma longue solitude,
Cet espoir si flatteur d’être utile à mon tour
À celle dont les soins m’avaient sauvé le jour,
Tout me rendit alors ma retraite importune :
J’engageai ma compagne à tenter la fortune.
Vous savez tout. Après mille périls divers,
Nous fûmes à la fin rencontrés sur les mers,
Par un de vos vaisseaux qui nous sauva la vie.
Mais quels chagrins encore il faudra que j’essuie !
Il faudra retourner vers un père indigné
Contre un fils criminel et plus infortuné.
Soutiendrai-je ses yeux en cet état funeste !
Irai-je de sa vie empoisonner le reste ?
Prodigue de ses biens et même de ses jours,
Puis-je encor justement prétendre à tes secours ?

Mylford.

L’amour et l’amitié vont d’une ardeur commune
D’un amant, d’un ami respecter la fortune.