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bons à marquer les temps des divers exercices auxquels se livrent les autres, mais peu propres à y prendre part.

Je ne charge guère le tableau, si je le charge.

L’esprit humain est ainsi fait : ceux mêmes qui trouvent tout naturel qu’un marcnand de souliers ou de cannelle, qu’un herboriste ou un meunier, qu’un fabricant de mérinos ou un soldat aspirent à conduire et à éclairer leur pays, s’étonnent ingénument qu’un homme de lettres, dont la mission est d’étudier et de connaître les hommes, ait la même ambition et se croie les mêmes devoirs.

À qui la faute ?

Est-ce celle de l’homme de lettres, ou celle de la profession ?

La faute, selon nous, n’est ni à l’un ni à l’autre. L’homme et la profession en valent d’autres, pour le moins ; et je dirais que la faute en est au public, qui préjuge souvent au lieu de juger, s’il n’était convenu que le public n’a jamais tort.

Disons donc que la faute tient plutôt, cependant, à la profession qu’à l’homme.

Et en effet, cette noble profession, la plus belle, la plus périlleuse, la plus grande de toutes, pour qui sait la comprendre et l’honorer, cette profession a sur toutes les autres un grand désavantage.

Sur ce théâtre qu’on appelle le monde, au lieu d’être perdu dans la foule comme le spectateur, et de pouvoir jouir jamais du bénéfice de l’obscurité et de l’impunité commode de l’incognito, l’homme de lettres, pour peu qu’il existe, est en vue comme un acteur. Qu’il le veuille ou non, il est en scène, il appartient à la vie publique, il n’y a point pour lui de vie privée, il a toutes les disgrâces de la notoriété. Il n’a aucun des avantages de l’anonyme,