Page:Chamfort - Pensées, Maximes, Anecdotes, Dialogues, éd. Stahl.djvu/18

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qui, plus à l’aise dans notre société moderne, font cette critique saugrenue de nos aïeux littéraires, n’eussent pas agi autrement qu’eux, s’ils avaient été leurs contemporains. Je ne suis pas de ceux qui jugent déplorable l’amitié de Voltaire et du grand Frédéric, pour ne parler que de celle-là ; je ne vois pas en quoi la liberté d’esprit de ce grand homme a été gênée sur les marches de ce trône, et je vois qu’au contraire la place était bonne en ce temps-là pour imposer au monde le respect des idées nouvelles. S’il est facile de condamner ainsi le passé, avec les armes qu’il nous a mises à la main, il n’est pas généreux d’oublier que ces armes, sa conquête, sont le gain de ses labeurs obstinés. Si nos grands-pères, refusant les pensions de quelques grands seigneurs, avaient trouvé plus digne de faire la corvée que d’écrire dans ces conditions d’apparente servitude, il est à croire, d’une part, que la noblesse, qui les payait pour être éclairée et qui échangeait son argent contre leurs lumières, fût restée dans ses ténèbres, et, de l’autre, que bon nombre de ceux à qui je réponds ne sauraient pas l’orthographe.

Quand l’heure d’une révolution a sonné, quand pour une société partagée en deux camps le moment suprême de la lutte est venu, c’en est fait du parti de l’avenir, s’il ne voit que des ennemis dans le camp du passé. Il triomphera peut-être dans un jour de surprise ou de violence, mais son triomphe sera éphémère.

On ne fonde rien dans l’ordre des faits, comme dans l’ordre des idées, sans le consentement de ceux mêmes qu’on a contre soi. Il ne suffit pas de vaincre l’ennemi, si l’on ne doit pas parvenir en outre à le convaincre. La vraie conquête de l’avenir, c’est, en même temps que la soumission des adhérents du passé, leur conversion, leur conviction changée.