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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

comte d’Artois vint à Saint-Malo[1] : on lui donna le spectacle d’un combat naval. Du haut du bastion de la poudrière, je vis le jeune prince dans la foule au bord de la mer : dans son éclat et dans mon obscurité, que de destinées inconnues ! Ainsi, sauf erreur de mémoire, Saint-Malo n’aurait vu que deux rois de France, Charles IX et Charles X.

Voilà le tableau de ma première enfance. J’ignore si la dure éducation que je reçus est bonne en principe, mais elle fut adoptée de mes proches sans dessein et par une suite naturelle de leur humeur. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle a rendu mes idées moins semblables à celles des autres hommes ; ce qu’il y a de plus sûr encore, c’est qu’elle a imprimé à mes sentiments un caractère de mélancolie née chez moi de l’habitude de souffrir à l’âge de la faiblesse, de l’imprévoyance et de la joie.

Dira-t-on que cette manière de m’élever m’aurait pu conduire à détester les auteurs de mes jours ? Nullement ; le souvenir de leur rigueur m’est presque agréable ; j’estime et honore leurs grandes qualités. Quand mon père mourut, mes camarades au régiment de Navarre furent témoins de mes regrets. C’est de ma mère que je tiens la consolation de ma vie, puisque c’est d’elle que je tiens ma religion ; je recueillais les vérités chrétiennes qui sortaient de sa bouche, comme Pierre de Langres étudiait la nuit dans une église, à la lueur de la lampe qui brûlait devant le Saint Sacrement. Aurait-on mieux développé

  1. Le comte d’Artois vint, en effet, à Saint-Malo le 11 mai 1777 et y séjourna trois jours. De grandes fêtes eurent lieu en son honneur. (Ch. Cunat, op. cit.)