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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

léger que son camarade, pour faire le contre-poids. » (Mémoires du président de Lamoignon.)

M. de La Morandais prit des chemins de traverse :


Moult volontiers, de grand’manière,
Alloit en bois et en rivière ;
Car nulles gens ne vont en bois
Moult volontiers comme François.


Nous nous arrêtâmes pour dîner à une abbaye de bénédictins qui, faute d’un nombre suffisant de moines, venait d’être réunie à un chef-lieu de l’ordre. Nous n’y trouvâmes que le père procureur, chargé de la disposition des biens meubles et de l’exploitation des futaies. Il nous fit servir un excellent dîner maigre, à l’ancienne bibliothèque du prieur : nous mangeâmes quantité d’œufs frais, avec des carpes et des brochets énormes. À travers l’arcade d’un cloître, je voyais de grands sycomores qui bordaient un étang. La cognée les frappait au pied, leur cime tremblait dans l’air, et ils tombaient pour nous servir de spectacle. Des charpentiers, venus de Saint-Malo, sciaient à terre des branches vertes, comme on coupe une jeune chevelure, ou équarrissaient des troncs abattus. Mon cœur saignait à la vue de ces forêts ébréchées et de ce monastère déshabité. Le sac général des maisons religieuses m’a rappelé depuis le dépouillement de l’abbaye qui en fut pour moi le pronostic.

Arrivé à Saint-Malo, j’y trouvai le marquis de Causans ; je parcourus sous sa garde les rues du camp. Les tentes, les faisceaux d’armes, les chevaux au piquet, formaient une belle scène avec la mer, les vaisseaux, les murailles et les clochers lointains de la