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MÉMOIRES D’OUTRE-TOMBE

attente à ses jours montre moins la vigueur de son âme que la défaillance de sa nature.

Je possédais un fusil de chasse dont la détente usée partait souvent au repos. Je chargeai ce fusil de trois balles, et je me rendis dans un endroit écarté du grand Mail. J’armai le fusil, introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre ; je réitérai plusieurs fois l’épreuve : le coup ne partit pas ; l’apparition d’un garde suspendit ma résolution. Fataliste sans le vouloir et sans le savoir, je supposai que mon heure n’était pas arrivée, et je remis à un autre jour l’exécution de mon projet. Si je m’étais tué, tout ce que j’ai été s’ensevelissait avec moi ; on ne saurait rien de l’histoire qui m’aurait conduit à ma catastrophe ; j’aurais grossi la foule des infortunés sans nom, je ne me serais pas fait suivre à la trace de mes chagrins comme un blessé à la trace de son sang.

Ceux qui seraient troublés par ces peintures et tentés d’imiter ces folies, ceux qui s’attacheraient à ma mémoire par mes chimères, se doivent souvenir qu’ils n’entendent que la voix d’un mort. Lecteur, que je ne connaîtrai jamais, rien n’est demeuré : il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m’a jugé.

Une maladie, fruit de cette vie désordonnée, mit fin aux tourments par qui m’arrivèrent les premières inspirations de la Muse et les premières attaques des passions. Ces passions dont mon âme était surmenée, ces passions vagues encore, ressemblaient aux tempêtes de mer qui affluent de tous les points de l’horizon : pilote sans expérience, je ne savais de quel côté présenter la voile à des vents indécis. Ma